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PAPIER SPÉCIAL Luc

Nous lisons cette année (C) l’évangile de Luc en « lecture continue ». Le peintre de l’enfance de Jésus, le chantre de la miséricorde de Dieu, l’évangéliste des pauvres et des pécheurs, celui qui présente la plus riche collection de paraboles, a créé pour ses lecteurs un portrait original de Jésus, Prophète et Sauveur. Pour en parcourir les pages dans le détail, avec leur multiples facettes, dimanche après dimanche, il est bon de comprendre quel point de vue l’évangéliste privilégie dans son livre.

JESUS EN PERSONNE ET SON ÉGLISE NE FONT PLUS QU’UN.
Comme Jean, Luc s’adresse à des chrétiens qui connaissent déjà les autres évangiles, mais aussi probablement d’autres textes qui circulaient à l’époque. Ils sont donc « évangélisés ». C’est clair chez Jean puisqu’il raconte beaucoup de nouveaux épisodes et omet ceux qui sont déjà connus, même parmi les plus importants. Pour sa part Luc s’intéresse moins l’enseignement de Jésus que Matthieu, et moins à l’événement Jésus que Marc. Il donne à la personne-même de Jésus et à son œuvre une place centrale dans la prédication du règne de Dieu. Il nous fait entrer davantage dans son intimité (on découvre par exemple le nombre de femmes dont il était entouré), mais avec moins de réalisme que Marc (il ne nous dit ni ses émotions, ni ses colères, il reste discret, voire pudique). Il reprend l’enseignement contenu dans Marc et repris par Matthieu (mais dans une autre version que notre évangile de Matthieu qui semble avoir été écrit en grec après celui de Luc) en se demandant de quoi, c’est-à-dire pour lui de quelle parole ont besoin maintenant ces chrétiens qui vivent en communauté : il est le témoin du passage de l’ancienne parole, surtout celle des prophètes, à la nouvelle en Jésus-Christ, dans laquelle LES FAITS eux-mêmes sont le message divin. Parmi les faits il y a l’existence des communautés de son temps. Il veut faire comprendre l’importance de cette vie en communauté, c’est-à-dire ce qu’est l’ÉGLISE. Il écrit donc une histoire des origines du christianisme en deux volets : l’ÉVANGILE et les ACTES DES APÔTRES. Dans le premier livre il montre comment l’ÉGLISE est déjà présente par anticipation dans les paroles et actes de Jésus, dans le second livre comment Jésus, le Christ, est toujours présent dans les paroles et les actes de l’ÉGLISE. On est là à la source de la vision de l’ÉGLISE CORPS DU CHRIST, que Luc à appris de Paul, dont il était un compagnon.

LES CHRETIENS SONT LE FRUIT D’UNE MIGRATION.
Luc nous raconte une épopée, une migration à travers l’espace et une progression à travers le temps, dans laquelle se détache la figure de Jésus en héros. Chez Luc ça bouge, la vie est un roman, ce qu’il raconte est le contraire de l’immobilité physique, morale, ou spirituelle. Tout commence en Galilée et se termine à Rome : tout, c’est-à-dire « le salut de Dieu ».


1.En Galilée
(province au nord de la Palestine)
C’est là que naissent Jean-Baptiste et son cousin Jésus (« les évangiles de l’enfance : ch 1 et 2). À la prédication de Jean-Baptiste qui accomplit la prophétie d’Isaïe, « toute chair verra le salut du Dieu » (ch 3/1-20, 1er et 2ème dimanche de l’avent), succède la première manifestation publique de Jésus lors de son baptême (ch 3/21-22, Baptême du Seigneur, en janvier) qui annonce et anticipe sa résurrection : d’emblée Luc révèle au lecteur que la vie de Jésus a été vécue dans la plus grande proximité avec Dieu.
REVELATION IMMEDIATE
Jésus est le fils de Dieu non seulement par sa lignée humaine (comme tout fils d’Adam) mais parce qu’en lui Dieu se rapproche des hommes et leur révèle son amour de père. Il n’y a pas de secret (comme chez Marc : « qui est cet homme ? », la réponse n’étant donnée que sur la croix), au contraire tout de suite nous est révélé qui est le Christ : « Toi tu es mon fils, moi aujourd’hui je t’ai engendré » (la parole du Père au moment du baptême de Jésus est une citation du Psaume 2 qui présente le Messie). La déclaration divine proclame, avec la descente de l’Esprit en Jésus, la dimension exceptionnelle de la personne de Jésus Messie. Il est plus qu’un envoyé, plus qu’un prophète, il est le Fils UNIQUE. En lui l’Esprit Saint agira. Luc ne se demande pas qui est Jésus, mais si les hommes sauront ou non accueillir le don de Dieu.
ÉVANGELISATION
C’est aussi en Galilée que Jésus débute sa prédication : il y proclame (le verbe « proclamer » est typique de Luc) la bonne nouvelle du Royaume, s’appuyant sur ses victoires contre Satan et ses miracles (ch 4, 4° dimanche). Il admet les pécheurs à la conversion. Il groupe autour de lui des disciples et les associe à sa mission (ch 5, 5°dimanche). Il réalise sa tâche de prophète (ce qui correspond au « discours sur la montagne » de Matthieu, est chez Luc un discours dans la plaine, plus précis et percutant, ch 6, 6° et 7° dimanche). Il dévoile son titre de « Fils de l’homme » avec ses pouvoir et sa pauvreté, et enfin son titre de Messie, « Fils de Dieu » révélé aux disciples par le Père lors de la transfiguration (ch 9/28-36) où celui qui est d’ores et déjà reconnu comme un grand prophète est montré comme étant au côté de Dieu dans la gloire, en même temps qu’il annonce sa mort et sa résurrection.
Cette prédication en Galilée était le temps de la proclamation du mystère de Jésus à Israël. Mais ce qu’il a annoncé il doit maintenant l’accomplir : « Alors que vient le temps de son enlèvement il fixe son regard sur Jérusalem » dit Luc (ch 9/51), et « il traverse villes et villages en marchant vers Jérusalem » (ch 13/22, 21° dimanche). Les parties suivantes du livre porteront sur l’accomplissement de ce mystère.

2.la montée de Jésus à Jérusalem
(ch 9 à 19, 21° au 31° dimanche)
Cette partie est la plus originale de l’Évangile de Luc, et la plus longue. Onze chapitres au cours desquels le lecteur sent monter la tension qui sera à son comble quand il arrive aux portes de Jérusalem et au Temple : là les principaux acteurs du drame seront prêts. Jésus va entrer dans la maison de son père mais les autorités vont le condamner à mort.
VOYAGE
Quel est le sens de ce voyage, de cet « exode » ? Luc motive le départ de Jésus par l’approche du « temps de son enlèvement », terme ambigu plusieurs fois employé pour exprimer tant la montée de Galilée à Jérusalem, la montée sur la croix, l’élévation dans la gloire qui se produit à l’ascension du Ressuscité : « il était emporté » (ch 24/51, Ascension). Mais même avec cette perspective glorieuse, il est clair que ce voyage est d’abord une marche vers la mort. Cependant tout au long de cette montée vers la croix Luc insiste sur l’enseignement que Jésus donne à ses disciples dans la perspective de son départ : appels à se décider, leçons sur la vie concrète de disciple, instructions sur la prière, le renoncement, l’argent, le témoignage à rendre à Jésus, la vigilance à avoir pour attendre son retour. Les disciples ne sont pas seulement les douze, qui représentent Israël, mais les soixante-douze, qui est le nombre symbolique des nations païennes (ch 10, 14° dimanche). Luc annonce ainsi la mission apostolique des chrétiens.

3.Jésus à Jérusalem
(Ch 19 à la fin, la passion selon Luc est lue le dimanche des Rameaux,
et la Résurrection est lue dans Jean)
L’histoire se précipite : Jésus enseigne dans le Temple, la nuit il se repose au Mont des Oliviers. Il y est arrêté : c’est la Passion et la mort sur la croix. Mais le tombeau est vide, les disciples d’Emmaüs croisent le Ressuscité qui apparaît ensuite aux onze pour leur donner son ultime message : « moi j’enverrai sur vous ce que mon Père a promis » (ch 24/49), c’est-à-dire l’Esprit Saint. Le tout s’achève par l’Ascension (qu’il situe près de Jérusalem et non en Galilée, ch 24) et l’action de grâce des disciples dans le Temple, là où tout avait commencé, quand Zacharie était « entré dans le sanctuaire du Seigneur pour offrir l’encens » (ch 1/9,).
Luc nous montre Jésus pleurer sur Jérusalem : « si tu avais su aujourd’hui ce qui mène à la Paix ! mais maintenant c’est perdu à ton regard… » (ch 19/41). Ce qui mène à la paix c’est d’accueillir le Roi (entrée triomphale v.37, dimanche des Rameaux), ce que Jérusalem n’a pas su faire et qui lui vaudra sa perte, événement historique de la ruine de la ville, antérieur à la rédaction de Luc, dont il fait un événement eschatologique (annonce de la fin des temps). Peut-être voit-il dans la prédication risquée de Jésus au Temple, sans miracle, le signe de Jonas (ch11/29) offert à Ninive avant sa ruine, et qui s’est convertie. Jésus ne donnera à Jérusalem que le seul signe de sa résurrection.
Luc fera de la Passion un récit proche de Marc et Matthieu, mais il en fait aussi un enseignement ultime. Il présente la Passion comme l’assaut suprême de Satan, la Cène comme l’institution de la nouvelle Pâque, il montre la prière de Jésus et son pardon, il montre encore une fois le prophète, le nouvel Élie (ch 22/43), le serviteur, le roi, le Fils de Dieu.
Le dernier chapitre enchaîne tous les événements en une journée continue.
fin du premier livre de Luc : l’Évangile.

Le second livre, les Actes des Apôtres, continuera les étapes en temps et espace, de Jérusalem à Rome, de l’ascension du Ressuscité à Jérusalem, à l’arrivée et à la prédication de Paul à Rome : « il annonçait le Royaume de Dieu, librement, sans entrave ». Le martyr de Paul à Rome est hors du sujet de son récit…
On peut se demander ce que signifie pour Luc cette division si marquée des temps et des lieux dans son œuvre. Sûrement pour lui la progression de l’action divine dans la Révélation comme dans la réalisation du SALUT : la Loi et les Prophètes, le Premier Testament, annonce le Salut jusqu’à Jean-Baptiste. Jésus le révèle et l’accomplit en Israël, et en son centre : Jérusalem. Les apôtres le proclament jusqu’aux extrémités de la terre, et en son centre : Rome. Ainsi le dessein de Dieu se réalise dans l’histoire par étapes, mettant en valeur l’initiative souveraine de Dieu, sa « Sagesse » et son pouvoir. Pour les lecteurs cela constitue une pédagogie : ils apprennent à connaître l’un après l’autres les divers aspects du mystère. Ils entendent aussi l’appel à y participer de plus en plus profondément : par la conversion, les missions en pays juif, la communion à la croix, le témoignage rendu au Ressuscité, la construction de son Église. Ce qui a commencé si loin en Galilée s’achève près de chez nous, nous nous découvrons de plus en plus coresponsables de l’œuvre du Salut

QUELQUES CLEFS D’ENTREE DANS L’ÉVANGILE DE LUC

Jésus le prophète
qui dépasse les prophètes.
Avant même de commencer son ministère parmi les hommes, Jésus rencontre l’Esprit au baptême, Satan dans la tentation, et l’Écriture à Nazareth. Luc recourt fréquemment à l’Esprit saint, c’est une des caractéristiques de son évangile. Jésus est l’agent de Dieu. Entre le Père et lui c’est le titre de Fils qui convient. Leur relation est placée dans l’Esprit Saint. Celui-ci envahit Jésus et lui donne la puissance qui n’appartient qu’à Dieu. La parole de Jésus est « la parole de Dieu », que les autres évangiles appellent justement « évangile ». Mais Luc n’utilise jamais ce mot, seulement le verbe « évangéliser ». Ce Fils porteur de l’Esprit est le Messie, celui que les prophètes annoncent pour la venue du règne. Jésus revendique pour lui-même cette mission dans ses deux dimensions : un plan terrestre, l’inclusion dans l’histoire, et une signification spirituelle faite d’humiliation et de victoire.

Le sauveur des hommes.
Les mots « salut » et « sauveur » ne se trouvent pratiquement que chez Luc (mais les autres évangélistes utilisent le verbe « sauver »). Pour lui le salut, notre salut, n’est pas un événement d’ici bas, une péripétie de notre vie au ras de la terre, mais notre entrée dans la vie éternelle, dans le dessein de Dieu (qui nous apparaît comme « prévu d’avance » parce que nous sommes nous dans la suite du temps). Ainsi le salut dans les guérisons, les résurrections, les expulsions de démons, tous gonflés de densité humaine qu’ils soient, ne sont que des instants de la révélation du règne présent et futur, dont Jésus est le prophète et aussi l’auteur, parce qu’il est l’agent du salut voulu par le Père. Cela vaut pour Jésus lui-même, dont la mort apparaît comme un passage de l’humilité et de la vulnérabilité à la gloire et au salut (ch 24/26).

Les paraboles
Luc aime les paraboles, il en donne vingt quatre ! Et nous aimons les paraboles de Luc ! Certaine sont célébrissimes : la poutre, le semeur, la lampe, le bon samaritain, l’ami emmerdeur, les lys des champs, la graine de sénevé, le levain, les premières places à table, la tour, la brebis perdue, le sel, le fils prodigue, Lazare et le riche, les talents… La parabole c’est une pique, une mise en boîte, elle naît de la conversation pour marquer un point. On n’en trouve que dans les évangiles, ce qui fait supposer que c’est Jésus lui-même qui parlait comme ça, et que les disciples l’ont retenu. C’est une histoire tirée de la vie pour toucher juste, mais en faisant un grand détour (d’où le nom de « parabole », la courbe que fait une balle qu’on lance, qui est le contraire de la ligne droite, mais qui touche au but avec précision). Les détails sont là pour animer, pour émouvoir, voire pour amuser, mais la conclusion est imparable ! Elle tournent toutes autour du Royaume de Dieu : les richesses et le salut dans le Royaume, le rejet d’Israël, les exigences et l’attente du Royaume.



La joie et La prière
Tout au long le d’Évangile de Luc, tout au long de la vie des disciples, la joie est le fruit de la rencontre, l’état de bonheur de ceux qui rencontrent le vivant, elle est le fruit de l’Esprit. Elle n’est ni légèreté ni inconscience. Elle accompagne celui ou celle qui accueille le don de Dieu, et qui comme Marie, figure du disciple, accepte longuement, au fil des jours et des difficultés de la vie, « de garder toutes ces paroles dans son cœur » (ch 2/51). La joie est donc le signe caractéristique du disciple : « ne vous réjouissez pas de ce que les esprits vous soient soumis, réjouissez-vous plutôt de ce que vos noms soient inscrit dans les cieux » (ch23/46).
Ce qui sera est déjà commencé. Le Règne de Dieu, si vous l’acceptez, est au-dedans de vous (ch17/21). Si vous ne vous endormez pas, si vous veillez et priez à tout moment, vous aurez « la force d’échapper à tout ce qui doit arriver, et de vous tenir devant le Fils de l’Homme » (ch21/36). L’Esprit qui s’est manifesté en Jésus agit dans l’Église depuis la Pentecôte.


La fin du monde

On n’aime pas évoquer la fin du monde. Luc pas plus que les autres. Il assume la pensée juive à ce sujet (les « apocalypses » comme celle du prophète Daniel) mais il est aussi un peu historien, et la fin du monde c’est difficile à placer dans l’histoire, personne n’en connaît la date, le Père seul… et encore ! Il ne vit pas dans l’attente fiévreuse d’une « parousie » prochaine ou prévisible par des signes qui sont tellement généraux qu’on les trouve à toutes époque, la terre et les hommes sont ainsi fait ! Au contraire la venue du Seigneur Jésus Christ brise le développement linéaire du temps, quand Dieu fait irruption dans l’histoire des hommes il en change la nature, il dépasse les dimensions du temps et de l’espace. Luc trouve plutôt que l’Église est en danger d’assoupissement : il faut se réveiller. Les textes sur la fin du monde, il les utilise à cet effet : placer l’homme entre le présent et le futur comme devant une crise de décision car pour lui le Règne installé par Jésus obéit à la loi des contrastes et des oppositions : le premier sera le dernier, celui qui s’humilie sera exalté, Jésus rejette le disciple qui ne l’est qu’à moitié (13/2-30, 14/7-11), l’opprimé sera bienheureux (16/14-31), l’étranger sera le seul à montrer sa reconnaissance (17/11-19), les chrétiens seront persécutés (18/1-8), le publicain entrera dans le Royaume ((18/9-14). Luc ne tranche pas à la place du chrétien dont le temps et l’histoire ne sont plus tout à fait ceux du monde, si bien que les soucis de ce monde ne doivent pas remplir complètement sa vie. Le Royaume, qui est au-dedans de nous, peut à tout moment éclater sous l’éclair de la présence du Fils de l’homme dans sa gloire (17/20-24). Il nous place dans une situation où le futur peut être subitement présent, où en quelque sorte présent et futur ne sont que le recto et le verso d’une même feuille. Le présent n’a de sens que par le futur qu’il engage. L’Évangile de Jean accentuera cette approche. Le temps de Jésus comme celui de l’Église appartiennent autant au Règne de Dieu qu’à l’histoire des hommes dans ce monde. La vrai réalité est mystère, comme Dieu, elle n’est pas objet d’histoire. C’est un historien qui le dit !

Il est bon de lire l’Evangile et les Actes en continu (d’autant plus que de nombreux passages ne sont pas retenus pour la « lecture continue » des dimanches). Je conseille la « nouvelle traduction de la Bible » (édition bayard, existe en édition de poche) qui a l’avantage de ne comporter aucun sous-titre et permet de retrouver le style romanesque de Luc, l’écrivain et historien, très bien rendu par les traducteurs. Comme commentaire de l’évangile, dans la collection « la Bible tout simplement » le « Saint Luc » de Roselyne Dupont-Roc est à recommander. (Jacques Mérienne)


 
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