Les mots de la foi
 

2 mars 2006


Foi/Beauté
Jacques Mérienne, réalisateur, metteur en scène, prêtre membre de l'équipe pastorale
et Pietro Pisarra, journaliste à la RAI

Evelyne Holzapfel présente cette 6e séance des Mots de la Foi et rappelle l'origine et le déroulement de cette formation : les mots et les expressions - avec lesquels les membres de la communauté ont dit leur foi au cours d'une célébration - ont été regroupés en 7 thèmes : Foi/sens de la vie avec Jesus Asurmendi à travers Qohelet - Foi/amour avec Çaroline Runacher à travers Marc - Foi/Jésus avec Roselyne Dupont-Roc à travers Paul - Foi/ Espérance avec Robert Scholtus - " Je suis le chemin, la vérité, la vie " avec Yves-Marie Blanchard à travers Jean, et ce soir : Foi/Beauté avec Jacques Mérienne, prêtre et artiste.
La prochaine et dernière séance sur Foi/libération aura lieu le 25 avril avec Isabelle Pierron, pasteure de l'Église réformée, aumonière de prisons.

Pietro Pisarra (PP) : Bonsoir à tous. Nous allons donc parler ce soir avec Jacques Mérienne de la beauté, un sujet passionnant mais probablement difficile Çar chacun a sa définition de la beauté. Nous allons voir celle que Jacques va nous proposer, mais avant de commencer je crois qu'il serait bon qu'il nous dise quelques mots sur lui et sur son parcours et, surtout, qu'il nous montre le film qu'il a préparé. Nous allons parler avec lui de la place de la beauté dans la foi et la spiritualité des chrétiens mais nous allons parler aussi de son expérience de la beauté et de son travail, et des reflets de la beauté dans son travail. Jacques, je te laisse la parole.

Jacques Mérienne (JM) : Je parle ce soir en tant que pasteur et en tant qu'artiste croyant. Plutôt que de vous raconter ma vie, pour comprendre ce que je vais dire, il faut comprendre ma démarche artistique : tout artiste porte en soi un cheminement qui est, en général, plus ou moins compréhensible par les autres. Les grands artistes sont longtemps incompréhensibles. Les artistes mineurs c'est tout de suite compréhensible c'est pourquoi ils vendent tout de suite leurs œuvres. Les miennes sont restées dans les tiroirs jusqu'à aujourd'hui !... donc je suis sûrement un trop grand artiste pour avoir été reconnu ! Mon projet artistique est né - je devais avoir 18 ans - quand j'ai vu un film auquel je pense souvent et je vais vous présenter ce qui s'est passé, la finale de ce film : " L'éclipse " d'Antonioni. Beaucoup d'entre vous ont dû le voir j'espère, Çar c'est un très grand film. Si vous ne l'avez pas vu, vous pouvez le voir : il existe en DVD. Les critiques ont beaucoup beaucoup réagi à Çause de la finale de ce film. C'est une histoire d'amour assez banale entre deux grandes vedettes, Alain Delon et MoniÇa Vitti ; c'est un film très populaire. A la fin, les spectateurs se demandaient ce qui se passait… alors je vais vous présenter la fin du film. Il y a donc eu une histoire d'amour et le film se termine sur son échec.

Projection

JM : C'est la fin de ce film d'amour. Alors le public s'est demandé pourquoi, comme un court métrage, comme s'il ne savait pas comment terminer son film. C'est ce qu'on disait à l'époque, comme si le producteur lui avait demandé de faire de la durée. En fait il savait très bien : Qu'est ce qu'il y a après une histoire d'amour ?

C'est un peu la question. Qu'est ce qu'il y a après ? C'est une question que se pose tout homme. A partir du moment où il commence à se poser des questions, il se pose la question : " Qu'est ce qu'il y a après ? ". Évidemment ce final reprend des éléments de décor. Probablement il a pris des rushs - il avait fait des essais de Çaméra pour la lumière - et il en a fait ce montage avec une très belle émotion, des images avec une beauté plastique qui m'a tout de suite frappée et ça a d'ailleurs motivé mon métier de photographe ; j'ai été photographe pendant plusieurs années. Il nous montrait d'où venait la beauté, c'est-à-dire la beauté, ça vient après. Après l'histoire d'amour. Quand on est en train de vivre des choses, en train de fonctionner, on ne voit pas la beauté. La beauté, elle apparaît quand tout est fini. En face d'une œuvre, en face d'un paysage, en face d'une personne, il faut savoir s'arrêter pour recommencer quelque chose et laisser la beauté nous atteindre. C'est aussi le vide qui m'a beaucoup frappé. C'est une beauté qui ne s'exprime pas par des objets, les objets c'est un chantier, c'est du maÇadam c'est de la boue et pourtant dans chaque objet - c'est très trivial par la manière dont il la regarde, c'est à dire dont il a dirigé notre regard : il a un objectif sur son appareil et avec son objectif, il a trouvé l'angle…

PP : Tu dis que la beauté, c'est " ce qui vient après ". Je suis d'accord, mais si on ouvre le Livre du Genèse, on tombe souvent sur cette expression " Et Dieu vit que cela était bon ". On traduit " bon ". En réalité le mot qui est employé indique aussi bien le " bon " que le " beau ", c'est la beauté-bonté. Donc, la Beauté est aussi au commencement de notre histoire…

JM : C'est ce qu'on dit : Dieu est beau. Comment perçoit-on que Dieu est bon ? C'est parce qu'il est beau. La beauté, cela appartient à notre émotion, on ne peut pas prêter à Dieu des sentiments humains ou alors on projette sur Lui. Donc pour appréhender Dieu, on a un autre mode de pensée, on essaie des concepts. La beauté, personne ne peut la définir et pourtant on dit que Dieu est beau. Donc probablement, la beauté est divine. C'est ce que dit la Genèse. On peut peut-être citer un des textes que je vous ai donné, un texte de la Sagesse : le Sage trouve ridicule que les païens ne voient pas cela : ils n'ont pas su reconnaître dans la création, dans la fleur, dans le vent, Dieu. Comment le Sage, lui, a pu reconnaître Dieu ? Malheureusement, il ne nous le dit pas ! Cela nous aurait bien aidé !

PP : En tout Ças, la beauté est un des noms de Dieu. Un auteur célèbre, Denys l'Aréopagite (6e siècle de notre époque) - un auteur dont on ne sait que très peu de choses, mais dont on a longtemps pensé qu'il était un disciple de Saint Paul - disait que la Beauté est un des noms de Dieu.

JM : Oui, mais on est bien avancé avec ça ! La Bible a donné très peu de noms à Dieu : la Sagesse, la Beauté… L'Islam en a donné une centaine. Plus on donne de noms, moins on sait définir !
La Beauté encore une fois, c'est un peu comme le temps. Dans ses Confessions, St Augustin dit : " Quand on me parle du temps, je comprends tout de suite de quoi il s'agit mais quand on me demande de l'expliquer, alors là je ne sais plus rien ". C'est ce genre de concept qui nous aide vraiment à voir le monde, à voir la réalité à pouvoir en parler mais dont - en fait - ça ne recouvre aucune réalité. C'est en fait une structure du langage qu'on utilise quand on parle du temps, de la beauté. L'Église a beaucoup utilisé ça : parler de Sainte Trinité ! Est-ce que quelqu'un est Çapable d'expliquer la Sainte Trinité ? Pourtant notre foi repose dessus !
Alors je ne vais pas faire comme Robert Scholtus : on lui avait demandé de parler de l'espérance et il vous a fait un très beau topo sur le langage. On est exactement dans le même Ças de figure avec la beauté. Je pourrais vous parler du langage ! …
Alors Platon - puisque tu as cité Denys l'Aréopagite - pour Platon, la beauté existe quelque part. C'est une idée. Ça existe en soi. Nous, on est chargé de l'inÇarner. Le judaïsme a préféré, lui, dire que la beauté est un attribut divin, de même que la vérité. On peut dire la même chose de la vérité : la vérité, ça n'existe pas. Il y a des choses vraies, des sentiments vrais mais la vérité en soi qu'est ce que c'est ? Tout cela c'est de l'ordre du langage et des idées.

PP : Toujours pour citer Denys l'Aréopagite - il est un des champions de ce que l'on appelle l'approche " apophatique ", selon laquelle, au sujet de Dieu, il vaut mieux se taire. Il vaut mieux dire ce que Dieu n'est pas, plutôt que de dire ce qu'Il est. Denys fait, au fond, la même chose pour la beauté. C'est un platonicien, comme tu le disais. Mais en même temps les platoniciens et, après, les théologiens du Moyen Age, ont essayé de définir certaines dimensions de la beauté. Ils en indiquent, assez souvent, trois :
" Tout d'abord, l'intégrité. Belles sont les choses intègres. Ce qui suppose qu'une chose Çassée n'est pas belle.
" Belles sont les choses claires. Le 2e attribut, c'est la clarté. Les choses sombres ne peuvent pas être belles.
" Le 3e attribut de la beauté, c'est l'harmonie. Ce qu'ils appellent " la consonantia", le rapport entre les parties, le rythme. On pourrait dire la proportion. Te retrouves-tu dans ces trois dimensions de la beauté ?

JM : Oui et non parce que, là encore, on est - non plus dans le langage - mais dans la spéculation. C'est vrai que la beauté suppose l'unité. Quand je donne aux acteurs… dans la direction d'acteurs, l'action dramatique doit toujours être une. On ne doit faire qu'une chose à la fois. Il faut, quand on écrit une scène, trouver l'unité. Mais, en même temps, mon grand-père me disait, quand il Çassait un vase : " Heureusement les morceaux sont entiers ! ". De toutes façons, l'intégrité on va l'emporter avec nous et quand on en aura besoin, on la retrouvera. C'est l'art de l'artiste : dans un morceau de maÇadam, dans un papier déchiré, l'artiste va trouver l'unité et va re-définir comme ça tout un univers.
La clarté, c'est la lumière, c'est plus difficile. Je reviendrai un peu en arrière pour en parler…, c'est la beauté de Dieu. Après nous avoir expliqué que Dieu trouvait que tout ce qu'il avait fait était bien, était beau, il s'est posé la question de l'homme qui était beau aussi. Dieu le crée à son image. Ce qui explique beaucoup de notre vie humaine parce que Dieu, on ne sait pas ce que c'est, et si on est créé à l'image de Dieu, il y a de fortes chances que nous ne sachions pas non plus… En nous donnant sa beauté, Dieu nous a donné son mystère c'est-à-dire cette part de mystère qu'il y a en nous. Nous sommes obscurs à nous-mêmes. Alors on peut aller plus loin, on peut dire que nous sommes tellement obscurs que… - et c'est là que j'atteins le point de cette harmonie. Cette harmonie, nous allons devoir la construire, c'est-à-dire être chacun l'artiste de nous-mêmes. On est fait de morceaux, de sensations, de souvenirs, de situations et on sera heureux si, avec tout cela, on se fait une idée de ce qu'est l'homme. Le problème de l'homme, c'est qu'il doit, sa tâche c'est de devenir un homme. Tout homme, à ce niveau-là, est artiste avec plus ou moins de succès, ce qui explique peut-être qu'on est plus ou moins heureux.

PP : Augustin donnait une définition particulière de la beauté, il la considérait comme du rythme, musique… En tant que réalisateur, tu devrais sensible à cette idée de la beauté comme rythme.

JM : Tout à fait, oui. On rejoint le temps, là. L'intérêt du son, de la musique, c'est qu'on est enfin hors du langage, ça nous donne une approche de la réalité qui n'est pas conceptuelle, qui est purement à la fois mentale et sensuelle. C'est très important pour notre réaction à la beauté. Vous connaissez le proverbe japonais : " Quand un aveugle et un muet regardent la lune, le plus malheureux des deux c'est le muet ". Pourquoi ? Parce que l'aveugle qui regarde la lune, il ne la voit pas. Il ne sait pas qu'elle est belle. Par contre, le muet il voit la beauté mais il ne peut pas la dire. Nous recevons du monde la beauté et souvent le seul moyen - c'est un des textes de J.-Louis Chrétien - le seul moyen de la connaître ça va être de la chanter. Et là, on est en plein dans la vie du croyant. Comment sait-il que Dieu est beau ? parce qu'il le chante. Nous ne saurons jamais que Dieu est beau si nous ne chantons pas sa louange et c'est en chantant sa louange - et tous les psaumes, toute la Bible, c'est bien le chant ; on ne sait pas simplement… sachant que dans le poème il y a du rythme, surtout dans la langue hébraïque

PP : Donc, c'est " l'effroi " du beau pour reprendre l'expression de J.-Louis Chrétien qui se transforme en louange ?

JM : C'est ça !

PP : Il y a un autre aspect de la Beauté telle que nous la voyons dans la Bible : la beauté de la création face à laquelle on demande une attitude de croyant, une attitude d'émerveillement. En fait, le péché le plus grave, face à cette beauté, c'est de ne pas s'émerveiller. Donc émerveillement et beauté sont souvent liés. On pourrait dire qu'il y a un rapport de Çause à effet…

JM : Oui, sachant que c'est l'émerveillement qui fait découvrir la beauté. Je vous ai donné 2 textes sur la feuille verte qui ont été fondateurs pour moi. L'un est le début de l'évangile de Luc - pour moi l'évangile de Luc et l'évangile de Jean sont complètement complémentaires, c'est comme si c'était un seul évangile. Le 2e, c'est à la fin.
Le 1er texte - je reviens à ta question , je fais un petit détour - c'est la Visitation.. Marie a appris que sa cousine Elisabeth va avoir un enfant, donc elle va l'aider, elle va la rejoindre. Et voici ce qui est arrivé quand Elisabeth a entendu la voie de Marie : " L'enfant a bondi dans son ventre. Elisabeth a été remplie du Souffle Saint. D'une voix très forte, elle a dit : " Bénie parmi les femmes, béni ce que ton ventre porte ". Voilà. Elle a rien vu. Et pourtant la beauté était là. Celui qui l'a vue, c'est l'enfant qu'elle avait elle-même dans son ventre. Là on est en face de la beauté, c'est à dire cette espèce de mystère très complet et le seul moyen par lequel s'exprime cette beauté c'est le chant, le chant d'Elisabeth " bénie parmi les femmes ". Ça, c'est pour moi très, très fort. On voit souvent la beauté dans l'évangile quand Jésus regarde… Ça, pour moi, ça, c'est un moment très fort, sachant que c'est une beauté très ascétique évidemment puisqu'elle ne répond pas à des critères esthétiques, mais c'est une beauté qui déclenche l'émerveillement. Et de la même manière à la fin, Pierre et Jean - Marie Madeleine a découvert que le tombeau est vide - Pierre et Jean courent, Jean arrive le premier mais, par souci de hiérarchie, il laisse Pierre entrer. Pierre voit les linges, il entre dans le tombeau, voit les linges, le suaire qui avait entouré la tête, non pas avec les autres linges mais roulé à part. L'autre disciple " celui qui est arrivé le premier " - c'est-à-dire Jean - " entre à son tour : il voit et il croit ". En fait, il ne voit rien. Il voit qu'il n'y a rien à voir. La résurrection n'est pas visible et pourtant il la voit et du coup, ça déclenche cet émerveillement qui est pour nous la foi. Son premier acte de foi c'est en voyant l'invisible. C'est un texte que je vous ai donné parce qu'il me semble assez essentiel. L'invisible se donne à voir pour le croyant mais il reste invisible. C'est pour cela que nous avons tant de mal à partager notre foi. Nous, nous voyons l'invisible par moment, ça déclenche notre acte de foi qui la plupart du temps déclenche notre prière et notre louange mais le visible reste invisible même pour nous. C'est l'immense paradoxe de notre foi - surtout là on est en plein dans le cœur de la foi chrétienne en tout Ças de l'évangile, au cœur de l'évangile, on passe notre temps à nous donner des perches pour que nous comprenions cette situation extrêmement paradoxale.

PP : Toujours à ce sujet, le théologien orthodoxe Olivier Clément dit que le christianisme est la religion des visages. Autrement dit, la foi passe avant tout par le visage. C'est le visage qui est le lieu de la beauté. On pourrait dire que si, dans l'Ancien Testament - je simplifie excessivement, peut-être - il y a une prédominance de l'ouïe, dans le Ças du Nouveau il y a plutôt une prédominance de la vue, cette vue dont tu viens de nous parler, qui est une vue intérieure mais qui, en même temps, met l'accent sur le visage.

JM : C'est une grande tradition de l'art : le visage, le portrait…les premiers hommes, les premiers artistes n'ont pas su représenter le visage mais très rapidement, dans les grottes préhistoriques par exemple, très rapidement il y a des éléments qui remplacent le visage. Ça a commencé par la main…J'ai sorti, en attente tout à l'heure, une diapo d'un artiste avec lequel je travaille depuis plusieurs années, Yann Le Crohennec, avec des quiproquos on a essayé de travailler, c'est assez difficile. Non pas qu'il ne veuille pas… C'est une manière de travailler très longue. Il a fait des visages, - peut être vous vous en rappelez, des photographies de portraits qui sont brouillés. C'est-à-dire, sur la même photo, vous avez une composition de visages. Donc on a l'impression soit que le visage éclate, soit qu'il est flou, soit qu'il est multiple c'est-à-dire qu'il a plusieurs sentiments à la fois. C'est vrai que nous savons tout de suite à la manière dont nous sommes regardés ce que pense la personne qui nous regarde, pas dans les détails mais on sait si c'est favorable ou défavorable, on sait s'il est là ou s'il n'est pas là, on sait s'il a un sentiment fort ou s'il dort. Donc, on en a déduit que le visage est dans l'identité. Sur notre Çarte d'identité on a notre visage, pas notre corps. Les artistes contemporains essaient de sortir de cela. Il y a dans l'art contemporain un espèce de travail sur le corps qui va - non pas l'éliminer - mais l'approcher d'une manière un peu destructrice. C'est pour cela que j'ai du mal à en parler parce que notre culture est en train de bouger par rapport à cela, je crois.

PP : Oui, l'art contemporain assez souvent nie le visage ou, plutôt, le met de côté.

JM : … met de côté, oui ou le détruit…

PP : Alors, là, on touche à un problème crucial qui concerne la beauté, c'est la grande question de son utilité. Est-elle utile ou pas ?

JM : Ça, il faut le demander aux gens qui sont là… A quoi ça vous sert la beauté, dans la vie courante ?

Personne dans la salle : C'est la question qu'on peut se poser, c'est ce qui est complètement inutile…

JM : Je ne suis pas tout à fait d'accord avec vous. J'ai noté trois domaines dans lesquels la beauté nous est indispensable. La première c'est l'amour, la beauté, l'érotisme. On tombe amoureux de quelqu'un que l'on trouve beau ; donc on a besoin de la beauté pour tomber amoureux. Cela ne veut pas dire que les gens laids ne tombent jamais amoureux ou qu'ils ne trouvent jamais un partenaire mais les gens même très laids - quand quelqu'un tombe amoureux de l'un d'eux c'est qu'il l'a trouvé beau, voilà. C'est qu'il a su trouver en lui la beauté. Et ça, je crois que c'est incontournable. Il y a un autre domaine dans lequel on a besoin de la beauté, je dirais, c'est ce que j'appelle, moi, l'habitation. On a besoin pour être heureux, dans notre monde, que ce soit beau autour de nous. Alors ça peut être… cela va de la nature à notre salon, notre chambre à coucher et puis il y a l'habitation au sens propre qu'on essaie d'arranger, qu'on rend belle. Parfois on va chez des gens, on se dit " Comment faire ? !!!… mais eux trouvent ça beau… ! Ils ont besoin de la beauté et c'est réciproque d'ailleurs en général. Ou alors ce que j'appelle la loge : on vit dans un quartier, dans un pays… moi j'aime bien retourner sur la Côte d'Azur là où j'ai passé une partie de mon enfance parmi les oliviers. J'ai besoin de ça aussi.
Il y a un troisième domaine dans lequel, je crois, la beauté intervient dans notre vie, c'est la foi. C'est bien pour cela qu'on en a parlé ce soir. La foi, probablement, si l'on creuse un peu, la foi et la beauté, la Çapacité à sentir la beauté, c'est probablement le même phénomène. Je n'imagine pas - c'est pour cela que je suis très, très engagé dans une pastorale artistique parce que je trouve que l'Église a perdu une des dimensions de la foi en se banalisant, en se vulgarisant..

PP : et pourtant il n'y a rien de plus gratuit que la beauté ! Une beauté sur commande, une beauté qui respecterait justement certaines règles, ce n'est pas vraiment la beauté...

JM : oui… on vit là-dedans. On vit dans un monde où il y a des codes, des codes esthétiques et il y a une beauté plastique qui va jusqu'au corps. Il y a des adolescentes qui se font mourir de faim parce qu'il y a une image de la beauté qu'elles devraient avoir et qu'elles n'ont pas. On nous vend des bagnoles parce qu'elles sont belles. Tout, tout doit être beau. Il y a un film magnifique actuellement de publicité sur un balai pour ramasser la poussière, je ne sais pas si vous l'avez vu. On baigne là-dedans. Ce qui veut dire que la beauté fait vendre, la publicité l'a bien compris. Ce qui veut dire qu'on se laisse prendre, que tous ces codes, ces clichés, nous sont rentrés dans la tête, nous sont rentrés dans la tête de force et donc il y a une résistance à avoir. Quand on a des œuvres d'art - par exemple la dernière crèche - on a été obligé de mettre deux crèches dans l'église parce que on a tellement l'idée dans la crèche dans la tête que les gens - voyant celle qu'on mettait - trouvaient ça agressif. Ils étaient déçus, voire même agressés ! en disant " on n'a pas le droit de faire ça ! ".

Intervenant dans la salle : Dans le Çarnet, il y a des gens très agressés par la crèche, plus que déçus !

PP : Mais là je serais un peu nuancé parce que nous sommes au cœur d'un grand problème qui concerne la beauté, la beauté considérée comme tension, la beauté qui nous trouble et la beauté qui, au contraire, nous apaise. J'ai en tête ce que Matisse disait de la beauté, de son idéal de beauté. La beauté ou plutôt l'art " c'est comme une bonne tisane, comme un Çalmant ". Braque, au contraire, disait que " l'art est fait pour troubler, la science rassure ". Donc, il y a à la fois la beauté comme trouble - la crèche moderne si tu veux - mais il y a aussi la beauté comme apaisement, comme tisane, comme Çalmant. Je crois que les deux conceptions ont droit de cité, non ?

JM : Je suis plutôt partisan de la seconde ! Toutes proportions gardées, je suis plus proche de Braque que de Matisse ! On ne peut pas approcher la beauté sans se défaire de quelque chose. Ça dépend, c'est encore un platonicien qui disait cela, Claudel : " pour approcher de la beauté, il faut se dévêtir ".C'est métaphorique, il faut retirer tout ce que l'on possède, tout ce que l'on croit posséder, tout ce qui nous donne une image de nous-même. Alors, pour certains, qui sont sages, qui sont saints déjà, se dévêtir, cela va les apaiser parce qu'ils vont être purs. Ils vont se retrouver eux-mêmes. C'est comme Matisse, c'est quelqu'un qui irradiait vraiment une unité intérieure assez extraordinaire à la fin de sa vie. Ça ne m'étonne pas qu'il ait pu dire cela ! Moi si je me déshabille je suis torturé, j'ai des souffrances, des douleurs que je n'ai pas résolues, des conflits que j'ai enfouis et donc l'art va me bousculer. L'art - si c'est véritablement une beauté - il va falloir que je me batte pour le découvrir.

PP : Je ne sais pas si Claudel était platonicien mais je suis assez sensible à ce qu'il écrit au sujet d'une certaine beauté de la laideur (pour éviter de faire de la beauté une idole). Il dit ceci : " Voilà toute cette infanterie de Saint Sulpice, tous ces soldats du Christ que leurs mères ont fait avec du sang et de la chair, que la grâce a refait avec du feu et la Rue Bonaparte avec du beurre, tous ces Saint Joseph à la noix de coco et ces Saintes Thérèses standardisées, combien de prières ferventes n'ont-ils entendues, combien de piétés naïves n'ont-ils pas charmées, combien de solitudes n'ont-ils pas consolées, de combien de repentirs et de sacrifices n'ont-ils pas été ocÇasions et témoins, de combien de saints entretiens les intermédiaires, de combien de grâces les instruments. Ni le Curé d'Ars, ni la Petite fleur, ne paraissent avoir eu un goût esthétique bien distingué. Le missionnaire qui demain va se faire arracher pour sa foi les ongles et la peau de la tête serre dans ses bras et arrose de son sang une statue du Sacré-Cœur dont le mieux qu'on puisse dire est que nous n'aimerions pas la posséder dans notre salon… Les Madones de Michel-Ange et de Raphaël n'ont jamais entendu ces confidences ravissantes que la Çarmélite et la Petite Sœur des Pauvres font à une vierge de bazar issue du moule à saucisses. " (" Note sur l'art chrétien ", Œuvres en prose, Bibliothèque de la Pléiade, p. 128).
Je n'aime pas particulièrement Claudel - je suis plutôt du côté de Bernanos - mais ce qu'il dit au sujet de la beauté de la laideur me touche parce qu'il nous pousse à avoir un regard qui n'est pas idolâtre sur la beauté.

Intervenant dans la salle : Il parle des statues St Sulpiciennes, ce n'est pas l'art chrétien en général, c'est ce qu'il y a de plus mauvais…

JM : C'est très polémique et c'est très drôle. J'ai retrouvé un bouquin sur la beauté actuellement qui rejoint un peu… le triomphe d'une certaine esthétique aujourd'hui… " diffuse, plaisante, conciliante, réduction de l'attention esthétique à une expérience plaisante, à une inattention flottante, la beauté est supposée être partout dans la publicité divertissante, dans le design attrayant, dans l'emballage des produits de consommation, dans l'environnement préservé, dans le corps maintenu en forme, pour combler une attente, depuis quelques dizaines d'années cela est désigné par un trait de l'esprit qu'on appelle l'hédonisme c'est-à-dire la vie basée sur le plaisir, la jouissance du plaisir. Les objets, et les situations esthétiquement les plus appréciées seraient typiques de ce bonheur contemporain qui correspondraient à un état où on est bien, une expérience qui coule, qui glisse où tout convient, où tout peut aller ". Je crois que l'Église a eu une vision de l'art exactement dans ce sens-là pendant, disons, quelques décennies quand l'art contemporain a commencé à venir avec Rouault… il y a eu des réactions extrêmement violentes et on en est encore là c'est-à-dire on en est encore, là,au sein de l'église…. entre cette réaction très violente de Claudel d'une part et des artistes et puis quand même une culture dominante chrétienne dans laquelle - qu'on le veuille ou non - on est pris. À Saint Merry, on a l'exemple typique de l'art baroque avec la Gloire. Seulement au XIXe siècle on a voulu un Christ digne du Père Lachaise, hyper-réaliste, très " body-buildé ", très érotique qui fait complètement contraste avec le projet des artistes. Il y a ce conflit-là.

PP : En regardant tout à l'heure L'Éclipse d'Antonioni, j'ai reconnu un quartier de Rome, l'EUR. C'est le quartier avec des monuments énormes, notamment ce palais en forme de cube avec des tas de trous, ce qu'on appelle en Italie " le gruyère ". C'est le monument qui était censé chanter les louanges du peuple italien, peuple de martyrs, de saints, de navigateurs et de poètes. Il y avait là un programme de beauté. Or, la beauté supporte très mal les programmes, aussi bien séculiers - comme celui du fascisme - que " ecclésiaux ". C'est plutôt elle qui indique le chemin, et non pas le contraire. Alors tu ne crois pas que l'Église fait fausse route chaque fois qu'elle prétend énoncer les Çanons de la beauté plutôt que de suivre le chemin tracé par les artistes ?

JM : Je suis d'accord avec toi mais en allant plus loin !... Elle fait fausse route souvent quand elle définit non seulement la beauté mais la vérité, les dogmes… dans la mesure où on est dans le même domaine, dans le domaine du vivant où nous ne sommes pas une religion du geste, une religion de la parole, de la parole vivante, la seule parole ce n'est pas celle qui est contenue là-dedans. De toutes façons qui d'entre vous a lu… il y a 3000 pages là… Si pour vivre il faut avoir lu ça… donc ça ne peut pas être cela la foi. La foi, c'est la parole de Dieu, c'est-à-dire c'est Jésus, c'est un homme vivant dont nous croyons nous qu'Il est ressuscité, et donc qu'il est toujours vivant. Or, qui peut définir un être vivant ? qui peut le mettre dans une Çage ? On sait bien que si on fait ça avec un enfant, on lui bousille sa vie. Je ne dirais pas que l'Église a fait fausse route parce que ça fait trop polémique. Probablement que les gens qui ont fait ça avaient leur raison et croyaient bien faire. Ils étaient dans un contexte où c'est comme ça qu'on avançait. Quand les artistes du 18e siècle ont recouvert de stuc le chœur de Saint-Merry ils ont recouvert un chœur du 16e siècle qui devait être encore plus beau que ce qu'on imagine. Ils ont cru bien faire, c'était l'esthétique de l'époque. Je crois qu'aujourd'hui on a pris du recul par rapport à ça et l'Église piétine. Elle sait bien qu'elle a fait fausse route sur des tas de choses , elle ne sait plus quoi faire, elle ne sait plus comment… tout simplement parce que les chrétiens s'en foutent, les chrétiens ne sont pas du tout dans ce 21e siècle des gens sensibles à la vie artistique, à la beauté des choses. Leur foi, elle a été modelée sur des critères moraux même si nous on essaye dans une communauté particulièrement, on s'est donné ça comme tâche même d'en sortir, c'est-à-dire de les briser, de découvrir derrière des choix moraux et donc des choix esthétiques. Il y a toujours, c'est Godard qui le disait : " définir un plan c'est une question de morale ". La morale, c'est-à-dire l'éthique et l'esthétique, sont vraiment des sœurs jumelles et peut-être même des sœurs siamoises, c'est-à-dire quand on a une morale rigide on a une esthétique rigide. Est-ce que l'Église sort de cela ? Moi j'y crois. Dans mon adolescence j'étais très polémique. Le fait d'avoir vécu de longues périodes - une dizaine d'années - sans ministère pastoral, c'est-à-dire exerçant une activité professionnelle à plein temps dans le milieu artistique - j'ai découvert combien ma foi était vive alors qu'elle ne s'exprimait pas par des dogmes, ni dans la liturgie -je ne célébrais pas la messe - ou très rarement - parce que ce n'était pas dans mon ministère, je n'avais pas envie de le faire. J'ai découvert qu'il y a des choses qui rejoignaient profondément ma démarche humaine, ma démarche artistique, ma démarche esthétique des artistes avec lesquels je travaillais, il y avait vraiment une rencontre, inter-action et eux-mêmes le reconnaissaient c'est-à-dire que soit ils savaient que j'étais curé mais ils s'en foutaient, soit ils ne savaient pas ce que c'était, soit ils étaient incroyants, c'était pour eux banal et indifférent. Par contre ils reconnaissaient la qualité artistique, c'est-à-dire les critères sur lesquels je fonctionnais, ils me reconnaissaient professionnellement et humainement. Ça a été une expérience très, très forte pour moi qui, encore aujourd'hui peut-être dans ma vie de pasteur continue d'être très importante. Si on a une affirmation de foi, si on a une prière qui, humainement, ne tient pas le coup, c'est-à-dire qui reste des mots, qui reste figée, trop reliée à des dogmes un peu artificiels, je n'y crois pas.

PP : J'ai deux questions encore, deux questions différentes, mais liées. La première question est inspirée de ce texte du Livre de la Sagesse dont tu as cité une partie. Ça concerne toujours le danger de l'idolâtrie. En fait, dans ce Livre de la Sagesse, chapitre 13, versets 1-5, il y a une mise en garde très forte : il y a une invitation à passer de la contemplation, de l'admiration de ces objets vers l'auteur de ces objets. Donc, il y a un danger dans la beauté, un danger très fort.

JM : Tout à fait. Celui qui en parle le plus, c'est encore Platon. A ce sujet, il développe le thème de ce qu'il appelle : la pudeur. Il n'appelle pas ça comme ça puisqu'il parlait grec mais nous, nous l'avons traduit par " pudeur ". Il dit qu'on a deux craintes :
" la crainte de faire du mal
" la crainte de la crainte de faire du mal, d'être mauvais en fait, la crainte d'être capable de faire du mal, il appelle ça la honte.
Le seul moyen de se protéger de la honte, c'est la pudeur, c'est-à-dire d'avoir toujours ce recul, c'est-à-dire ce que je fais peut aller trop loin. Alors qu'est ce qui est le critère ? le critère c'est le respect des autres, qui est l'image du respect de moi-même. Si en adorant, je vais trop loin, je ne me respecte pas et c'est ce qui se passe dans l'idolâtrie, si je ne me respecte pas - on a l'impression que l'idolâtrie c'est adorer les choses - mais celui que je méprise quand j'adore quelque chose, c'est moi. Je ne me responsabilise pas et c'est vrai, alors là, beaucoup d'artistes franchissent le pas. Une partie de la vie humaine des artistes c'est de ramasser des collègues, des copains qui se sont cassés la gueule, qui se sont détruits parce qu'ils avaient besoin de provoquer. Ils ont oublié que la limite de la provocation, c'est toujours le respect. Ça ne veut pas dire qu'il ne faut pas provoquer, ça veut dire qu'il faut savoir le faire. On a eu une réaction par rapport à une farce qu'on a jouée ici. Certaines personnes de l'assemblée se sont senties trop provoquées, ont eu l'impression qu'on ne les respectait pas. C'est très, très difficile…
D'autres, au contraire, ont compris qu'il y avait dans ce qu'on faisait, il y avait un profond respect et qu'il fallait aller un peu trop loin pour casser quelque chose. On va un peu trop loin et on revient tout de suite en arrière : " Voyez… Attention…. Quelque chose de sensible qu'il faut travailler ". C'est le rôle des artistes aussi d'aller un peu trop loin mais il faut qu'ils se respectent eux-mêmes, qu'ils ne se détruisent pas en travaillant. Je crois que la consommation à laquelle nous sommes conditionnés est une idolâtrie.

PP : L'autre aspect qui est ici et que l'on retrouve toujours dans ce même texte, c'est que la beauté sensible - s'il s'agit d'une véritable beauté - nous renvoie au Maître de toute beauté, comme le dit le Livre de la Sagesse.
Pour les chrétiens orientaux, la beauté est préfiguration du Royaume. Dans la beauté, on découvre des étincelles du Royaume. Pour nous tous il y a, donc, un élément important dans l'expression de la foi : reconnaître dans la beauté visible les reflets de l'invisible.

JM : Oui, avec la prudence… On rejoint exactement le début de la Genèse. Le Dieu créateur qui nous crée à son image. Donc je donne la même réponse : Dieu étant mystérieux, nous sommes créés à l'image de quelqu'un de mystérieux, donc nous sommes mystérieux. Donc à la fois nous percevons des bribes qui nous font dire qu'il existe quelque chose que nous ne voyons pas mais nous avons la capacité de voir l'invisible c'est-à-dire dans la contemplation.

PP : En fait, je voulais t'amener de la Genèse à l'Apocalypse !, la révélation de la beauté !

JM : J'ai écrit un texte là-dessus, je peux te répondre ! " Je ne peux me mettre à ma fenêtre pour me voir passer dans la rue. " c'est un de mes premiers exercices de philo en terminale. Alors, soyons honnêtes : Je suis sur cette terre à peu près la seule chose qui m'intéresse. Je ne peux me voir moi-même en train de vivre. Je ne peux me connaître. Avec un miroir je ne vois qu'une image. Ce n'est pas un double. En rêve je peux le faire mais on ne retient rien d'un rêve. Je peux m'approcher de moi-même, mais à chaque fois, à chaque pas, la lumière s'assombrit. A chaque pas, je me contrains jusqu'à la nausée. Le lieu d'où je peux me voir moi-même c'est Dieu. En Dieu, je me vois moi-même. La beauté est un phénomène par lequel je peux me voir moi-même.

PP : Merci beaucoup. C'est très beau et sur ce texte nous pouvons donner la parole à ceux qui le souhaitent pour des questions.

Intervention dans la salle : On cherche la beauté dans ce qui nous rassure, c'est la définition de quelqu'un : il cherche la beauté dans ce qui le rassure ce qui ait qu'on va voir ce que les autres vont voir, qu'on écoute ce que les autres écoutent. Donc je me disais pour moi, la beauté c'est le naturel, quelque chose de naturel est forcément beau. Toute la difficulté c'est de percevoir ce qui est naturel dans une œuvre d'art, ce qui est de l'ordre de la nature et donc, pour être en contact avec cette chose-là, c'est d'être en contact avec notre corps et pas avec notre mental. Pour ma part, si je fais le lien avec l'église, c'est ce qui me gêne actuellement et avant aussi. Depuis que je suis né, je vis dans cette église-là et il n'y a pas de corps, le corps n'existe jamais. Je n'ai jamais vu de gens prier avec leur corps.

JM : Parce que c'est difficile !

Autre intervention : Pour rejoindre ce que vous venez de dire, Baudelaire a écrit : les femmes sont naturelles donc abominables ! "

Rires !

JM : Mais il a dit beaucoup de choses vraies. Voilà un autre texte pour répondre à côté évidemment et après je redonnerai la parole :
" L'insupportable, seul, donne la parole. Pourrions-nous supporter cette souffrance ou cette joie que nous avons l'habitude de taire. C'est parce que nous ne les supportons pas, parce que nous les vivons sans pouvoir ni les vivre ni en faire notre vécu que nous nous mettons à chanter. Que chantons-nous nous-même sans que ce soit de nous-mêmes, de ce qui nous blesse ? Je crois que nous ne pouvons nous-mêmes devenir louange. C'est ça l'utopie. C'est là que je répondrai à la question. C'est ça l'utopie de la liturgie, de ce que tu demandes : que nous soyons nous-mêmes la louange, c'est à dire que tout notre être, tout notre cœur… Il y en a qui essaient : ce sont les moines. Toute leur vie, leurs vêtements, leur manière de se nourrir est une prière de louange.. Je ne sais pas si ça marche, ça marche pour certains mais ça marche plus, des fois, c'est comme une drogue, une fois qu'on est rentré dans un style de vie extrêmement codifié, ça devient comme un cocon. Est-ce- que ça devient une louange ? Pour beaucoup : oui évidemment.

Intervention : Je ne comprends pas pourquoi… (incompréhensible : trop loin du micro…) les moines ont un désir de sainteté, de grandeur et ça me dérange que vous le remettiez en cause !

JM : Ce n'est pas moi qui le remets en cause. J'ai vu cette semaine un moine qui a quitté son couvent. On peut nier que des gens souffrent, on peut nier que dans l'église il y ait des gens qui souffrent, on peut dire " tant pis pour eux " un peu ce que vous dites là : "tant pis pour eux, puisque moi ça me plaît ". Moi, je ne dis pas cela.

Réponse (toujours en partie incompréhensible !) : … C'est pour ça que je viens à Saint-Merry ( ?)… Ça m'a profondément touchée de penser qu'il y avait une vérité, là. Chez eux, il y a dans leur recherche une grande vérité et je pense que ce sont des gens qui montrent la direction, sans jamais obliger les gens à la prendre mais en la montrant.

JM : Ce n'est pas le seul chemin, mais si on le prend, gardons-le, mais Saint-Benoît le dit, ça reste une utopie, ça reste quelque chose qu'on ne peut vivre - non pas par soi-même - que si le Seigneur nous y appelle…Quand vous dites que ces gens-là choisissent quelque chose qui vous touche, non. Ils ne peuvent le vivre que si Dieu leur donne de le vivre. Ce n'est pas leur cheminement humain qui est exemplaire, c'est de découvrir comment Dieu peut se saisir d'un être, lui donner de vivre quelque chose que seul Dieu peut donner.

Question : Je voudrais revenir sur la question de la relation de l'Église avec la beauté. Quand on regarde l'histoire, il y a des périodes où l'Église a été un moteur formidable pour la beauté. Je pense à Cluny, je pense surtout à l'Italie de la Renaissance. J'ai été éveillé à la beauté étant étudiant à Florence et à Sienne : c'est un spectacle gigantesque et c'est l'Église qui a fait ça. N'y a-t-il pas de réflexion à faire sur cette histoire pour voir pourquoi à cette période-là, l'Église, qui n'avait pas toutes les qualités, pourquoi elle avait un rôle si important dans une beauté qui continue encore maintenant…

JM : Elle a pu le faire parce qu'elle avait le pouvoir et l'argent. L'autre raison, c'est le peuple chrétien qui était à 80%...

Intervenant : C'était une civilisation commandée par l'Église…

JM : L'Église n'était pas seule au monde, il n'y avait pas que les curés à l'époque. Il y avait le peuple des chrétiens qui, lui, n'entendait pas les textes parce qu'ils étaient dits en latin…

Intervenant : …Toute l'image était l'image de l'église de saints ( ?). Quand vous allez à Florence, à Sienne…

JM : C'est exactement, ce que je suis en train de te dire ! A l'époque, la foi chrétienne se prêchait pas l'image et par l'environnement et la démonstration de richesses était nécessaire pour montrer la puissance de Dieu. A mon avis, ça a débordé, ça a été un peu trop loin. On entre alors là dans l'histoire de la civilisation et de l'art, c'est-à-dire que ça s'est arrêté parce que ça ne peut pas ne pas être cyclique, c'est lié à une société. C'est un cheminement et comme tout cheminement humain, ça démarre, ça se développe et ça s'arrête.

PP : Dès le début du christianisme, on peut dire qu'il y a cette contradiction ; il y a la querelle des images. D'un côté il y a ceux qui disent " voilà les images, c'est la Bible des illettrés. Les illettrés c'était les laïcs " et de l'autre côté, au sujet de la puissance, déjà au Moyen Age, il y a cette grande polémique entre les clunisiens et St Bernard. St Bernard qui se dresse fortement contre la débauche décorative des cloîtres clunisiens pour nous rappeler l'importance d'un idéal d'art dépouillé, pauvre, simple… je crois que ce qui est très important c'est qu'il n'y avait pas la scission qui s'est établie après entre le peuple chrétien et les artistes. Il n'y avait pas cette séparation assez nette et dès le départ il y a eu une attitude " anti-taliban " - je ne sais pas si ça se dit ! - mais on cite souvent l'histoire de Grégoire le Grand qui se dresse contre Sérénus, ( ?) l'évêque de Marseille, qui voulait à la fin du 6e,7e siècle, détruire toutes les images des églises de Marseille. C'était un taliban avant la lettre et Grégoire le Grand qui se dresse très fortement contre lui, lui dit : " Tu fais fausse route, tu te trompes, voilà les images, il faut les laisser car, par les images, le peuple a la possibilité de se rappeler l'histoire sacrée, les personnages de l'histoire sacrée et de s'élever vers le mystère divin ". Donc encore une fois c'était l'argument : des images comme Bible des illettré.

Intervention : A Sienne le Duccio…. (incompréhensible)… la translation de cette pièce dans la Cathédrale de Sienne va produire trois jours de fête extraordinaires parce qu'à cette époque je crois les objets de beauté étaient des objets de culte. Il y avait une identification très forte et on a eu ensuite un déplacement de ce sens : on enseignait à la fois l'art, les images et les images étaient objets cultuels.

Intervention : je voulais juste faire une petite incise car j'ai l'impression qu'on est en train de superposer complètement " beauté " et " images "… Toute une partie de la tradition islamique - comme vous le savez grâce à des articles récents - n'admet pas des représentations imagées or je crois qu'un lieu comme la Mosquée de Cordoue on ne peut pas dire que ce n'est pas un lieu merveilleusement beau et qui incite à la prière et dont la beauté ne soit un chemin vers Dieu… l'architecture musulmane qui se passe en général sans image peut être aussi un chemin vers Dieu ; il ne faudrait pas qu'on reste trop sur " beauté " = " images " même si tout à l'heure on a parlé du cycle… C'est un peu réducteur…

JM : Reste à s'entendre sur ce qui est " image ". L'architecture est une image au sens large, la calligraphie… Ce que refuse l'Islam c'est la représentation de la vie des êtres humains, des animaux…

Intervention : Au commencement, l'Islam a eu des enluminures extraordinaires…

JM : mais l'Islam a une histoire aussi complexe que celle des chrétiens.

Intervention : Je suis un peu agacée quand j'entends que les images sont pour le peuple…parce que nos frères aînés, les Juifs, qui s'interdisaient les images, comment ont-ils réussi à nous transmettre les images intérieures de la Bible alors que nous, on a fini par… Quand on nous parle de ce brave pape, je trouve que c'était une bonne idée de vider nos temples, alors je reprends ma question : comment les Juifs ont-ils réussi à nous transmettre avec autant de foi, de précision, d'ardeur, de siècle en siècle… Alors pendant qu'on leur parlait en latin, les gens regardaient des images !

JM : Je ne vois pas en quoi c'est péjoratif…Tout l'art chrétien, depuis le 4e siècle, est une catéchèse en images. Les gens ne savaient pas lire mais ce n'était pas perçu comme une situation humiliante, c'était comme ça, tout simplement. L'image, c'est à prendre au sens très large : la religion juive est une religion très visualisée, chaque jour le juif pieux fait une centaine de rites qui sont des images parce que c'est symbolique, ça évoque une situation, un personnage. C'est vrai que ce n'est pas des images plastiques représentées, ça reste de l'ordre de l'imaginaire. Il s'est produit après le Concile dans l'église catholique quelque chose de dramatique : l'abandon de la vie rituelle de l'église, d'un coup, sans qu'on perçoive que la transmission de la foi à l'époque - peut être encore aujourd'hui dans l'église - fait beaucoup plus par le rituel que par la catéchèse. Si on a beaucoup de mal à transmettre la foi aux générations qui suivent, c'est qu'on a détruit très rapidement les rites… il aurait fallu les faire évoluer parce qu'effectivement ils n'étaient plus adapté mais il aurait fallu re-découvrir ce qu'est le rituel, cette force, l'imaginaire à l'œuvre, au deux sens du mot : cela vous place dans une situation, dans une émotion et c'est en même temps une action….

Intervention : Vous parlez du Concile de Trente ?

Rires

JM : Mais le concile de trente a aussi pas mal aboli de rituels !

PP : Je crois que la question de madame est toujours d'une actualité brûlante. Il y a assez souvent dans l'histoire du christianisme des pensées iconoclastes. Moi je suis très sensible, très attaché à la place de l'image dans l'Église mais on ne peut pas nier que certains mouvements de réforme dans l'Église se sont accompagnés aussi de ce rejet de l'image. Il suffit de penser donc, rejet à la Réforme protestante, à l'iconoclasme protestant.

JM : On peut parler aussi des cisterciens avant…

PP : On peut parler en effet des cisterciens.

JM : Actuellement, l'art moderne qui justement récuse le corps, récuse l'image, qui récuse ce qui dans l'incarnation est limité, c'est-à-dire que le problème de l'incarnation c'est qu'elle nous place dans la limite, la limite de notre corps, la limite de notre temps. Et l'artiste veut dépasser et atteindre l'éternel, il veut atteindre l'infini et donc lorsque Le Corbusier a créé des églises, il les a faites comme on faisait au XIIe siècle c'est-à-dire sans aucune structure, uniquement un espace et une lumière. Certains pensent que c'est plus beau que l'art baroque, pour moi ce n'est pas tellement comparable car la démarche est très différente. On n'est plus dans la même culture, on n'est plus dans le même projet humain ni le même projet social ; actuellement on n'est ni l'un ni l'autre, l'église s'intéresse à l'art comme un patrimoine c'est à dire elle essaie de gérer : quand on arrive dans une église on trouve qu'il y a beaucoup trop de statues, on en retire pour retrouver une certaine pureté. Avec cette attirance vers l'art roman, vers l'art dépouillé et dès qu'il faut faire des messages, on met des affiches, on remplit à nouveau. On n'a pas une approche qu'avaient les artistes de ces différentes époques et en même temps que Cîteaux, il y avait Cluny qui faisait exactement le contraire. Il y a là un débat. L'essentiel c'est qu'on atteigne la beauté, on atteigne la vérité,donc qu'on atteigne la foi. Je crois que la beauté est quelque chose de vivant. Si on veut baser notre vie d'église sur la beauté, il faut accepter que la beauté soit vivante. On ne peut la bâtir - non pas sur la beauté du passé c'est-à-dire la gestion d'un patrimoine - mais que sur la beauté d'aujourd'hui. Et qui va vous montrer la beauté d'aujourd'hui c'est-à-dire l'inventer ? C'est l'artiste contemporain. Je crois que la marginalisation des artistes contemporains dans l'église fait que l'on a perdu le sens du rituel, on a perdu le sens de l'espace et il faut… mais j'exagère un peu là, il ne faut pas caricaturer, l'immense majorité des chrétiens sont très bien comme cela et ils ne demandent rien …

Intervention : On a essayé de déplacer le problème avec les nouveaux vitraux et le vitrail a pris beaucoup d'importace depuis une trentaine d'années et joue avec la lumière, donc a changé quelque chose dans l'espace. L'art moderne et contemporain a sa valeur pour ne pas rester dans le saint-sulpicien…

JM : … et le cistercien avec des vitraux en albâtre. La question de la lumière dans l'église est une question cruciale, on le voit bien avec le traitement que malheureusement ont subi les vitraux de St Merry : à certaines époques ce sont des vitraux extrêmement colorés donc il y a peu de lumière. Ils diffusaient une ambiance et ils diffusaient des images et donc une émotion. Au XVIIIe siècle on les a démolis pour mettre des verrières blanches, c'était une époque - et comme il y a eu des trous ils ont récupéré des anciens vitraux pour boucher les trous si bien qu'on a des vitraux qui ne collent pas : ce sont des espèces de patchworks qui ne raccordent plus. Ça rappelle l'évolution mais pourquoi pas continuer…C'est un des projets - je vous le livre en avant-première - de l'équipe Beaubourg pour la prochaine Nuit Blanche - vous vous souvenez de la dernière avec les Chaises - de travailler sur la lumière. Moi je veux faire des recherches sur la lumière, à l'intérieur.

Intervention : Je suis assez frappé, malheureusement, de voir qu'on laisse comme héritage du XXe ou du XXIe siècle, les banlieues avec des centres commerciaux qu'on appelle parfois des " centres de vie " et qui sont extrêmement laids, standardisés et tout le monde a une envie d'avoir les mêmes franchises et ces mêmes établissements contribuent à déprimer…Je pense que ça a un impact sur la vie des gens, c'est valable pour toutes les régions de France. Est-ce qu'il n'y aurait pas un échange à avoir et une priorité sur le plan politique au sens général du terme, un engagement en disant que les priorités politiques ce serait de favoriser la beauté sur le territoire.

JM : Dernièrement, dans une banlieue, eux-mêmes ont expulsé tous les habitants - 400 familles ce n'est pas rien - pour détruire justement ça. Les gens se sont révoltés, ont réussi à bloquer le projet parce qu'en trente ans, ils se sont appropriés et pour eux c'est beau. Ils ont réussi à s'approprier leur maison, à la transformer et ce qu'on détruira, c'est ce qu'ils en ont fait. Je crois qu'il y a aussi ça. Ceci dit, je suis 100% d'accord avec ta proposition : effectivement dans tout projet d'urbanisme, dans tout projet social - s'il n'y a pas une réflexion qui est donc une réflexion sur l'homme et sur la nature - c'est voué à l'échec.

Intervention : Je suis très sensible à la beauté dans la relation. Je change totalement de niveau ! J'étais avant-hier dans le bus sur le Pont St Michel, je vois deux hommes qui s'approchent, qui se reconnaissent et cet instant de relation - je n'entendais rien mais je voyais leurs visages s'éclairer, leurs mains qui se tendaient et qui ne se lâchaient pas et je les ai vus se séparer avec le sourire. L'homme qui venait devant moi - j'étais dans le bus - ça m'a ému ! Donc la beauté qui émeut. Vous avez parlé tout à l'heure de la beauté et de l'intégralité et je pensais à la Victoire de Samothrace à qui il manquait des choses ! Mais je pense à la beauté-éducation. Un jour je suis allé avec ma femme et beaucoup d'autres d'ici à une session avec Paul Baudiquey sur Chagall. Dans ma tête j'avais des images vraiment classiques de dessin et de peinture et je n'étais pas du tout à l'aise. Je suis revenu complètement transformé ! Maintenant un tableau de Chagall m'évoque un tas de choses au niveau de la couleur, de la forme, de l'histoire juive car c'était " Chagall et la Bible ". Il y a eu huit jours d'éducation qui ont fait que je suis revenu différent de ce que j'étais lorsque je suis arrivé.

Intervention : Quand tu parles de " beauté-relation " je repense à l'histoire japonaise que tu as racontée tout à l'heure de cet aveugle et de ce muet. L'importance de l'échange et de la parole par rapport à la beauté. J'ai presque envie de dire qu'une chose n'est pas belle en soi à partir du moment où elle ne peut pas être dite, ou regardée, ou échangée. Elle est morte et s'il n'y a pas un élément qui va faire vivre - que ce soit de la musique ou quoi que ce soit - un échange entre des gens à la limite ça n'existe pas. C'est un peu ce que me disait l'histoire et je pense que dans le fait même de la beauté il y a quelque chose qui est de l'ordre de la relation et de la parole. Tout à l'heure on parlait de la façon dont les Juifs ont fait pour transmettre la Parole : comment ont-ils fait sans image ? Il ne faut pas oublier que la Bible était d'abord faite pour être cantilée, elle était chantée et elle est toujours chantée depuis la nuit des temps. Il y a tout un rapport à la beauté et au corps qui me parait extrêmement important.

JM : Je n'ai donné que la moitié de la réponse : on transmet par le rituel et aussi par le récit : raconter des histoires. Ce n'est pas dans notre domaine ce soir, c'est assez fondamental…

Intervention : Mais, il y a des choses qu'on ne dit jamais. Dans la cabbale il y a des mots qu'on ne prononce pas. On les lit mais on ne peut pas les dire…

Intervention : Par rapport à la question des banlieues, j'arpente très régulièrement avec des groupes et nous rencontrons des gens qui nous reçoivent. Et je voudrais dire qu'on ne voit plus du tout de la même manière ces banlieues. Vous savez, la question de la beauté - posée abstraitement sur Sarcelles, avec une photographie aérienne, et supposée vue par le Très haut de cette manière-là, ce n'est pas très intéressant. Et quand vous allez là-bas et que vous rencontrez des gens au marché, que vous donnez rendez-vous le dimanche matin à 9h à Sarcelles et que vous avez 30 à 40 personnes qui débarquent avec un filet à provisions et qui vont pouvoir acheter toutes sortes de choses, des 500 communautés qui vivent là. Nous allons pouvoir déchiffrer un certain nombre d'éléments de cette vie essentielle, de cette vie collective qui se passe là avec difficultés, douleurs mais aussi grandes joies et de très belles choses et d'un seul coup, vous allez voir ce lieu-là de façon différente. Je mets ça en parallèle avec la façon dont, parfois, certains artistes vont pouvoir partialiser - pour reprendre un mot de Montaigne - partialiser des choses qui peuvent apparaître autres, comment ils vont pouvoir nous les proposer d'une autre manière : par une photo, par un sentiment d'appartenance à un lieu et ceci me permet de revenir sur les églises modernes des années 20 parce qu'au fond, depuis qu'il y a eu les commissions de renouveau liturgique, depuis qu'on a pensé à un renouveau liturgique, depuis qu'on a décidé de ne plus faire les choses à l'économie suite à la guerre de 14, eh bien on a fait des choses extraordinairement belles dans cette économie-là.
Je n'adhère pas au discours qui oppose " représentation " ou " pas représentation ", véritable icône ou pas… ce sont des histoires intéressantes mais au fond ça ne s'oppose pas fondamentalement. Par contre créer un espace qui est un lieu autre qui nous sépare pendant un certain temps tout en restant cependant dans le monde, ça c'est formidable et les vitraux servent aussi à ça, à créer un lieu autre et donc tout le renouveau de l'art sacré autour des vitraux c'est quelque chose qu'on n'a pas assez exploré. On devrait travailler beaucoup cette question… On voudrait travailler sur les vitraux modernes d'ici janvier prochain et on voudrait les voir à la fois la nuit et le jour parce qu'il y a différentes façons de voir les choses dans les églises selon que vous êtes en pleine lumière ou non. Toutes ces questions sont essentielles et rejoignent la musique parce que, s'il y a un point commun entre l'architecture et la musique c'est le temps. Vous êtes obligé de parcourir l'espace. C'est la déambulation qui va vous emmener d'un lieu à l'autre. C'est une chose qu'on ne regarde pas assez. C'est une perception sensible, immédiate…

JM : On rejoint le théâtre qui travaille sur les deux dimensions de l'espace et du temps et qui travaille sur l'espace-temps. C'est la base même du théâtre !

Intervention : Je voulais répondre au Monsieur qui semblait avoir des difficultés à sentir la beauté dans la solitude mais je mettrais une nuance : l'Agneau Mystique permet de sentir la beauté.

JM : En communion avec tous les saints alors : il y a du monde !

Intervention : C'est sur le regard que l'Église porte sur l'art contemporain. .. Depuis 70, Mgr Rouet… Il ne faut pas rejeter les artistes modernes, au contraire il faut essayer de les comprendre parce que l'artiste nous décrit un petit peu la situation de notre société et nous dit des choses peu appétissantes…et ça va se traduire automatiquement dans ce qu'ils vont faire. C'est pourquoi je ne pense pas qu'il faille se contenter d'aller voir des choses qui rassurent, parce qu'à ce moment-là on n'arrive jamais à comprendre l'art contemporain de notre époque. Les impressionnistes ont choqué !

JM : le problème, en deux mots : l'art contemporain, des années 70-90, a été un art replié sur lui-même. Le public n'y avait pas accès. C'était un art violent, abstrait, conceptuel. Depuis une dizaine d'années un tournant a été pris, allez voir l'exposition actuellement au Palais de Tokyo… Aujourd'hui, c'est dépassé cette rupture, et tous les artistes que nous recevons ici veulent dialoguer avec la communauté. Dans la réunion que nous avons eu après la farce, quand Achille a parlé de la farce, ce qui était formidable pour les artistes c'était de rencontrer une communauté. Il y a cette demande-là, je suis donc très optimiste par rapport au non-rejet.

Intervention : Vous êtes prêtre, vous êtes artiste. … Incompréhensible… rires…

JM : Je n'esquive pas la question mais je ne peux pas y répondre comme ça…. A la plupart, je dirais " Changez de métier ", c'est ce que j'ai fait. J'ai formé plusieurs milliers d'acteurs dans ma vie. J'ai fait de la formation d'acteurs : disons que 60% des gens qui venaient faire de la formation - et je n'ai jamais voulu faire de 1ère formation par exemple parce qu'il y a déjà trop de chômeurs dans le métier donc mieux vaut former en formation permanente ceux qui sont déjà dans le métier - 60% de ceux qui étaient dans le métier, je leur disais : " Il vaut mieux changer de métier. Vous n'êtes pas fait pour cela, c'est une illusion. Je dirais cela : " Attention, vérifiez d'abord que vous êtes un artiste. On peut toujours faire des techniques, des choses belles ; justement dans le monde d'aujourd'hui où il y a une espèce de code de la beauté, dans la publicité il y a très peu d'artistes mais il y a des choses très belles qui y sont faites, sauf que le créatif, dans son métier, il fait 2, 3 trucs dans sa carrière… Un artiste c'est quelqu'un qui doit travailler… Voilà ce que je dirais, attention, tout le monde ne peut pas être artiste. Vérifiez que vous êtes artiste et ensuite, on travaille ensemble. Par contre, à ceux qui sont artistes, alors là je dirais : " Sacrifiez tout pour ça. Allez y à fond. On a besoin de vous. Vous allez en baver peut-être, vous allez peut-être être très connu. Peu importe, même si vous en bavez, même si vous êtes très connu, allez-y. " Un artiste, même s'il fait peu de choses, s'il a peu de moyens, ça rayonne. Ici, dans la communauté, il y a un certain nombre d'artistes, et ils nous nourrissent, vraiment. Ça c'est clair. J'ai eu la chance inouïe, c'est ce que m'a dit mon évêque : " Je ne comprends absolument pas ce que tu fais mais ça marche, t'es passionné, alors vas-y, vas-y ".

Intervention : … ?... dans l'enseignement chrétien que j'ai reçu on m'a parlé de " vacance ". C'était quelque chose de très mystérieux et j'en étais arrivé à penser - c'était un peu humoristique - que c'était la vapeur de Dieu… ?... et finalement j'ai compris que Dieu était infiniment gracieux. Et c'est ce qui me séduisait : Dieu était le séduisant, opposé au séducteur (diabolos).

JM : Bravo ! Il y a une question de Michel et après je vous lis un petit texte…

Michel : J'ai un petit point de désaccord sur les artistes. Ce n'est pas ce que disait Joseph Beus quand il disait : " Tout homme est un artiste ". Par contre, j'entends ta phrase à partir du moment où l'on peut assurer une visibilité de l'artiste, que cet artiste accède à une r