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  Les mots de la Foi

Espérance

Les mots de la foi : « Foi/espérance »

Robert Scholtus (RS), supérieur du séminaire des Carmes, a abordé le mot espérance - autour duquel s’organisait la 4e séance des « Mots de la foi » - par une longue réflexion sur le langage, et la difficulté de l’articulation entre tradition et invention, qu’il compare au bégaiement du langage amoureux. Car nos mots chrétiens sont « tatoués », et il nous faut « faire avec » pour leur rendre la vie, alors même que nous avons une « dette de vie » à l’égard de l’Eglise, et qu’il est de notre responsabilité de permettre à d’autres d’expérimenter ce qu’Elle nous a apporté. Quant à l’espérance, elle a bien pâti de notre façon contemporaine de vivre dans l’instant, même si le chrétien ne se projette pas dans le seul futur, mais également dans l’agir, car la lumière du futur le rend responsable du présent. L’espérance renvoie à deux formes d’insolence : parce qu’elle est le contraire de l’habitude, mais aussi parce qu’elle représente une sorte de provocation dans un monde désespérant. Une interprétation de Mathieu 25 (« J’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger… ») : au jour du jugement, il s’agit d’avoir été là quand il le fallait, d’avoir répondu à l’événement.

Claude Plettner (CP), directrice littéraire chez Bayard Editions, animait la soirée.

CP : Quelques mots sur Robert Scholtus. Prêtre du diocèse de Metz, il a été dans la pastorale « en tous genres » comme il le dit pendant 25 ans : curé de paroisse, professeur de théologie à l’université laïque de Metz sous Concordat, laïque et gratuite ! Il est responsable du séminaire universitaire des Carmes, à l’Université Catholique de Paris. Auteur apprécié par ailleurs, c’est un homme qui s’intéresse au roman, au cinéma, à la culture contemporaine, qui aime bien parler aussi d’un christianisme dés-habitué, d’une certaine insolence.
Ce soir, il ne s’agit pas d’une conférence de plus sur l’espérance, ni d’un cours.
Mais on saisirait bien ce mot pour prendre un peu de recul et réfléchir à ce qui est en jeu dans notre prise de parole quand on emploi des mots aussi bateau qu’ « espérance », nous interroger sur ce qu’on fait quand on emploie des mots pareils, qui ont une histoire et qu’on veut essayer de faire entendre à nos contemporains.
On a une aspiration à un langage neuf qui parle aujourd’hui : Pourquoi ? Qu’est-ce qui peut être sous-jacent à une telle ambition ?

RS : Je me demande si, au fond, ce besoin de dire la foi dans des mots qui sonnent plus juste, qui soient en consonance avec le monde où on est, ne participe pas de ce grand fantasme d’aujourd’hui de la transparence totale comme si on pouvait faire parfaitement coïncider ce qu’on porte en nous, ce qu’on croit, ce qu’on vit et le faire parfaitement coïncider avec la Parole.
Il y a une autre réserve que je formulerais à cette actuelle aspiration à un langage total renouvelé, c’est la crainte, qu’il y ait derrière tout cela un petit alibi démagogique à la paresse intellectuelle. Un exemple : Vous avez beaucoup de gens qui ne font aucun effort pour s’informer, mais qui n’hésitent pas pour autant à en déduire qu’un homme politique qui est en train de parler de problème technique n’est qu’un baratineur… qui parle « la langue de bois ». Il ne faut pas confondre toutes ces langues de bois avec, dans certains cas, l’indispensable technicité du langage. Or, qu’on le veuille ou non, quel que soit le domaine, qu’on parle de politique ou de l’église, à chaque activité humaine, à chaque institution, à chaque tradition correspond une langue propre. Je suis bien d’accord qu’il y a, en politique comme en religion, un devoir pédagogique absolu de rendre accessible ces langages mais si vous vous êtes essayé à des travaux de vulgarisation - même si la catéchèse ne peut se définir simplement comme un travail de vulgarisation ! - vous vous êtes rendu compte que le travail de vulgarisation est extrêmement difficile. Valéry dit bien le drame du vulgarisateur : « Tout ce qui est simple est faux ; tout ce qui est complexe est inutilisable ! ». Une fois que vous avez dit cela, vous êtes les bras ballants. On a tendance à reprocher à l’institution et à ses représentants la langue de bois mais sans réaliser qu’en cherchant à renouveler ce langage nous ne faisons que remplacer un code par un autre. Les hommes d’église, évidemment, autrefois parlaient avec une langue toute pétrie d’un vocabulaire juridique, sacrale qui nous insupporte peut-être aujourd’hui. Il était question de salut, d’expiation , et autres délices…, mais nous avons remplacé tout cela par de belles litanies composées de beaux mots d’amour, d’engagement, de pardon, et d’amour encore et toujours… On a toujours cette fâcheuse impression d’une répétition. Tout cela continue d’être dit d’une façon extrêmement déclamatoire, incantatoire.

CP : Tu nous mets en garde de remplacer un langage codé par un autre langage codé … En voulant nous renouveler, nous pouvons être parfois aussi hyper-traditionnel.

RS : Le mot « espérance » est un bel exemple car il n’y a pas de plus beau mot qui existe, de plus enraciné dans la tradition biblique, dans la tradition chrétienne mais on s’aperçoit que le mot aujourd’hui fonctionne un peu comme une ritournelle. On reviendra à cette question tout à l’heure.

CP : Mais, pour aller un peu plus loin, comment se jouent à la fois cette réappropriation de la tradition et cette sortie de la répétition du discours tout fait, entre la répétition et une créativité qui souvent est pauvre ? Est-on condamné à cela ? Quelle est notre marge de manœuvre entre les deux ?

RS : J’ai souvent pensé à ce sujet au langage amoureux. Il est extrêmement amoureux et, à la fois, répétitif, codifié. Il n’y a pas 36 manières de dire « Je t’aime », même dans la poésie amoureuse qui souvent recourt aux mêmes images. Ce qui est fabuleux est que ce langage répétitif, traditionnel est - pour celui qui le prononce et celui qui l’entend - toujours neuf. Il y a quelque chose-là d’intéressant pour notre propre rapport au langage théologique, religieux. Il est évidemment ancien, répétitif, il nous précède, il est donné, nous en sommes les héritiers ; il nous faut réfléchir à la manière…

CP : d’être amoureux ?

RS : exactement, d’être amoureux ! Je suis frappé de voir que chez beaucoup d’auteurs : J. Sullivan , Frédéric Boyer, Deleuze, il est toujours question - à propos de langage - du langage amoureux qui est toujours qualité de bégaiement. Au fond, c’est peut-être cela qu’il nous faut rechercher, c’est ce bégaiement du langage amoureux qui permet de réinvestir des discours anciens, de les ré-habiter. Ils se renouvellent par le fait même aussi qu’ils portent une parole vive, une parole qui s’adresse à l’autre. Du bégaiement qui témoigne au fond de la manière dont soi-même on habite ce langage, qui répond à une expérience intérieure et aussi qu’il s’adresse à quelqu’un de vivant qui porte lui aussi des questions, des hésitations, des interrogations. Voilà pour moi, c’est cela. Maintenant comment tout cela peut se traduire ? Je n’ai pas de recette particulière. Parfois j’essaie d’écrire, c’est un peu cela qu’on met en jeu étant entendu que si je fais un cours de théologie, là, il faut mieux que je bégaie un peu moins car le propos n’est pas de faire passer ma sensibilité, mon émotion mais de faire entrer dans une démarche de pensée, d’ouvrir à un champ de connaissance. On n’est pas du tout dans le même registre, ce qui me fait penser qu’on n’est peut-être pas toujours conscient de la complexité de la langue …

CP : cette complexité de la langue… Qu’est-ce qui est en jeu, là ,dans le langage ?

RS : La 1ère chose que je dirais c’est que le langage n’est pas un outil comme un autre. On a souvent une conception instrumentaliste du langage comme s’il était à notre disposition pour dire des choses, faire passer des idées. Au fond, ce que la philosophie moderne nous a appris est que le langage n’est pas extérieur à l’homme. Au contraire, l’homme est plutôt possédé par lui. Naître dans ce monde, c’est d’emblée être plongé dans un univers de langage. Personne n’a inventé le langage, il nous précède. Venir au monde, c’est…

CP : être parlé…

RS : oui, c’est être parlé ! Les philosophes, les poètes, les artistes - les peintres notamment -nous détournent de cette idée un peu simpliste que le langage serait un outil et qu’au contraire… parler n’est pas simplement dire des mots, énoncer des vérités, c’est s’exprimer justement : on se donne soi-même, on se livre…

CP : ça peut être l’abondance du cœur aussi…

RS : Mais ce n’est pas interdit, l’abondance du cœur !…
Je ne vais pas vous faire une leçon de linguistique mais j’aime bien rappeler toutes les fonctions du langage. Evidemment quand on parle on ne pense pas à tout cela, On ne peut pas se mettre à l’extérieur et c’est ce qu’on appelle la fonction : méta-linguistique. C’est ce que je suis en train de faire. J’utilise le langage pour parler du langage et nous mettons tous cela en œuvre quand nous cherchons nos mots, des mots nouveaux pour se les approprier, pour dire la foi. C’est intéressant de se souvenir qu’on a besoin du langage pour parler du langage. !
La 1ère fonction, c’est ce qu’on attend du langage, c’est un message d’information.
La 2ème fonction est expressive. Je parle pour m’exprimer.
Il y a aussi la fonction incitative :
on l’utilise quand on donne un ordre, on exhorte, on interdit. La question n’est pas la sincérité, là, la question c’est la légitimité : est-ce que j’ai le droit de vous ordonner de…
Il y a cette fonction poétique : le but du message, c’est le message lui-même, le fond c’est la forme. Il y a une phrase comme ça, je crois qu’elle est attribuée à V. Hugo : « la forme, c’est le fond quand il remonte à la surface ».Il n’y a qu’un poète qui peut dire… La question c’est : « est-ce que c’est beau ? »
Et puis il y a cette autre fonction extrêmement importante - on la dit quand quelqu’un parle pour ne rien dire - pour entrer en communication avec l’autre : les formules de politesse, les préambules… Ca n’a pas de contenu ni de beauté mais ils permettent la rencontre.
Le langage c’est tout cela et il n’y a pas de fonction idéologique qui se rajouterait à cela. L’idéologie justement utilise tout cela, elle ruse un peu, elle camoufle l’une par l’autre. Pour n’avoir pas à dire pourquoi elle parle, elle se justifie… Le discours idéologique ce n’est pas loin de la langue de bois, c’est un discours qui dissimule son référent, c’est un discours sans sujet. On pourrait prendre un exemple : je dis par exemple « les femmes au volant, c’est un danger public », le truc le plus idiot ou je dis… un truc excessif : « nous sommes tous victimes du complot juif international ».
Si je dis cela, ce n’est pas moi qui le dis : c’est un pouvoir anonyme qui parle en moi, il fait intérioriser par des individus une espèce de discours qui est sans sujet : « on dit… ».
C’est important, à propos du langage religieux, d’avoir à l’esprit toutes les dérives possibles pour éviter au discours - qu’en tant que chrétien nous tenons - ne vire pas au discours idéologique : quand je dis « je crois que » , le « je crois que « ne doit pas devenir « c’est ainsi ». De même la fonction expressive et en même temps informative n’a pas à devenir cette fonction incitative, autrement dit : « vous êtes priés de croire parce que ça c’est vrai, » etc.

CP : L’autre écueil étant un subjectivisme pur et simple…

RS : L’autre écueil étant évidemment que tout dégénère en une espèce de langage qui se dissimule sous les mots insaisissables, un peu flous, se dissolve dans un discours sans consistance, qui n’a plus aucune référence, qui ne fait plaisir qu’à celui qui l’énonce. On a toujours intérêt à se souvenir que la langue nous possède, et qu’on risque de se laisser entraîner par l’une ou l’autre de ses fonctions et sombrer soit dans la pure platitude, la pure répétition soit alors tomber dans ce que j’ai appelé ici le discours idéologique…

CP : Tu voulais dire un mot aussi de la traduction : c’est une autre façon d’être en référence à un texte, de prendre la parole là aussi…

RS : La traduction est un problème là aussi. Je ne vais pas aborder le problème technique : il y a des traducteurs qui assurent le passage d’une langue à l’autre. C’est un métier, c’est compliqué… Nous parlons de traduction non pas pour passer d’une langue à l’autre mais d’un langage…

CP : La Bible n’a pas arrêté d’être traduite tout le temps, donc d’aller vers d’autres interprétations, d’autres lectures et d’autres façons de raconter la Bible…

RS : Sans compter que la Bible dans son texte originel - si tant est qu’on puisse aller - est déjà traduction, ne serait-ce que passage de l’oral à l’écrit. Ce sont des processus extrêmement complets, on ne va pas pousser trop loin mais cela nous permet de comprendre que la traduction est indispensable et en même temps toujours un risque nécessaire. Donc il faut traduire. F. Boyer - je ne le traite pas ici de Père de l’Eglise mais il se trouve qu’il est l’éditeur de cette Bible : « la Bible des écrivains ». Il a donc associé un bibliste, un exégète et un écrivain . Cela a donné lieu à une polémique sur laquelle je ne cherche pas à prendre ici parti ni sur la qualité du résultat mais cette polémique a conduit F. Boyer à s’expliquer. Il a écrit ce livre que j’ai bien aimé intitulé : « La Bible, notre exil ». Je partagerai un certain nombre de ses idées : je pense qu’il dit et redit avec d’autres « il faut traduire » car c’est le mouvement originel du judéo-christianisme : le Dieu de la Bible, est un Dieu qui se traduit lui-même, un dieu du transfert …

CP : Du « aller vers »…

RS : Oui, du passage, du mouvement qui sort de son silence, qui se traduit lui-même. A fortiori à propos du Christ qui est l’expression même de Dieu lui-même - je prends le mot expression au sens le plus fort . Un Dieu dont la parole se dit, se traduit dans des langages d’homme ne peut pas se figer en langue morte. Le mouvement de la traduction appartient à la foi chrétienne.

CP : Et il est un exil…

RS : C’est ce mouvement… Je pense à ce que dit Boyer, traduire n’est pas trahir, ce n’est pas effacer les paroles qui nous précèdent pour les remplacer par d’autres, c’est les plus grands traducteurs qui le disent. La traduction n’est pas la marque d’une infidélité, d’une perte de sens comme s’il y avait un sens pur, originel, bien contenu et après, tout se déglingue… Alors vous imaginez quelle chance auraient les peuplades pour lesquelles la Bible n’est pas encore traduite, il n’en restera rien…Au contraire, et c’est St Augustin qui dit cela, les divergences entre le texte hébreu et les Septante, cet écart qu’il y a dans toute traduction, sont l’espace qui permet d’enrichir le sens, presque de créer un sens, une richesse, un approfondissement, un élargissement. Donc la traduction est une sorte d’acte d’hospitalité où celui qui est accueilli va enrichir celui qui l’accueille. C’est le même processus que la lecture : un livre posé là n’a strictement aucun intérêt . Il n’est pas simplement le résultat des cogitations de l’auteur et de son écriture. Ce livre prend tout son poids à partir du moment où il a des lecteurs. La réception d’un texte fait partie du livre lui-même. C’est pareil dans la traduction. La traductibilité est une œuvre vitale pour l’humanité. Autrement dit : parler sans pouvoir se comprendre rend les hommes étrangers les uns aux autres. Il est indispensable d’entrer dans ce jeu de la compréhension mutuelle sinon il y a quelque chose de l’humanité qui s’en va. Il faut que le Verbe soit entre nous. Quand on est à l’étranger, c’est bien la Parole qui nous sépare.

CP : J’entends que, comme chrétiens aujourd’hui, nous sommes tous des traducteurs, parlant à partir de cette langue reçue. Il nous faut traduire si nous voulons être entendus. Il y va de notre prise de parole, de notre responsabilité de prise de parole par rapport à l’annonce. Ce que tu dis là touche la responsabilité du chrétien …

RS : Pour reprendre une expression de F. Boyer, il y a - au delà des mots difficiles - des mots « tatoués » ! Ils sont tatoués sur notre peau de chrétien et on ne peut pas s’en débarrasser ! Vous avez du mal avec la résurrection et vous allez dire « Il s’est levé, il a surgi ». Vous pouvez tout faire, reste que le concept de résurrection et le mot sont là ! Et il y en a plein des mots comme cela ! On est héritier et il faut « faire avec ». Il faut pouvoir leur redonner la vie.

CP : F. Boyer a mis en exergue dans son livre la phrase de Lewis Caroll où Alice dans « Au pays des merveilles » dit au lapin : « Qu’est ce que c’est que cette mémoire qui ne s’exerce qu’à reculons ». En prenant la parole ici ou ailleurs finalement, je me dis : la mémoire doit à la fois s’exercer à reculons - car le mot « résurrection » existe - et elle doit s’exercer en avant car il nous faut trouver les synonymes et les harmoniques pour dire ça dans une traduction contemporaine, mais c’est le rapport des deux dans cette tension qui est intéressant, pas plus l’un ou que l’autre.

RS : On est dans cette tension entre l’héritage, la tradition dont nous héritons et sans laquelle nous ne serions pas - la tradition c’est ce qui nous a enfantés en quelque sorte - et en même temps l’obligation de porter plus loin ce qu’on a reçu. Cela mérite réflexion car dès qu’on parle traduction, communication, il y a toujours passage, et là, passage fondamental du passé vers l’avenir qui transite par nous aujourd’hui, Nous avons trop l’habitude de considérer la tradition comme une vielle malle enfermée dans nos greniers et dont on dirait : il faut absolument transmettre ça aux petits qui arrivent . Je prends l’image de la malle car c’est un contenant. Alors il y aurait là-dedans une dimension « bibliothèque », un répertoire de pratiques, de savoir-faire, tout serait codifié, il faudrait transmettre. Or, la tradition est toujours à envisager comme une dynamique, comme un mouvement. Effectivement, c’est ce que nous avons reçu, mais c’est la possibilité d’une expérience. Il est de notre responsabilité de rendre possible à d’autres l’expérience que nous avons faite. Nous parlons là très précisément de la foi. Nous avons envie de faire connaître, de transmettre à d’autres. Nous avons une dette de vie vis-à-vis de l’Eglise : si le nom de Jésus est venu jusqu’à nous, si l’Evangile nous est accessible, qu’on le veuille ou non, c’est l’œuvre de la tradition ecclésiale puisque l’écriture est œuvre de la communauté de croyants. Alors, le fleuve est extrêmement boueux, tourmenté. Il y a des cadavres qui flottent sur ce fleuve de l’histoire mais la source coule, elle est pure. On accède à la source par le biais d’une eau boueuse et tumultueuse, c’est cela que j’appelle « la dette de vie » Il est de notre responsabilité de permettre - verbe beaucoup utilisé par Michel de Certeau, - l’expérience de la foi à ceux qui viennent d’avoir la chance d’expérimenter la même chose que nous.

CP : Pourrait-on faire une sorte d’exercice pratique de « des-ensablement » de la source sur le mot d’espérance…

RS : Pour moi le mot « espérance » est beau parce qu’il relève d’une expérience personnelle de la vie de la foi. Il est aussi attaché à un auteur que j’ai beaucoup travaillé qui s’appelle Charles Péguy. La petite fille espérance a fait 10 fois le tour du monde. Elle y a laissé quelques plumes… On a voulu la tremper dans l’eau bénite, un peu trop à mon goût. Voilà une des raisons de mon attachement et en même temps, je crois - j’y ai pensé en lisant le florilège des mots que vous m’avez fait passer - il est évident que le mot « espérance » y est extrêmement présent . On sent bien aujourd’hui que beaucoup de chrétiens - quand ils s’expriment sur ce qui fait leur foi - recourent au mot d’espérance. Et on retrouve l’expression qui est chez St Paul, je crois bien : « la foi qui espère » et « espérer contre toute espérance ». Il y a une sorte de proximité, de sympathie, d’empathie autour de ce mot. En même temps, je trouve qu’il est employé avec une telle facilité qu’on en vient à oublier un certain nombre d’ambiguïté. Si beau soit-il, il a du plomb dans l’aile ! D’abord, le mot a essuyé une critique assez forte du côté politique : l’espérance chrétienne « à bon compte », celle qui promet un paradis pour nous consoler de cette vallée de larmes qu’il nous faut traverser !
Vous connaissez cette thématique : l’espérance annoncée comme un narcotique. Vous me direz que ceux qui ont critiqué l’espérance chrétienne n’ont pas mieux réussi en remplaçant l’espérance d’un au-delà par un « grand soir » ou des « lendemains qui chantent »… Cela reste autant problématique ! L’espérance s’en trouve un peu affaiblie…
Il y a une critique aussi d’ordre moral, d’ordre éthique : ce n’est pas beau d’attendre des récompenses. Un bel acte gratuit, bien posé, doit être gratuit. On ne doit pas espérer. C’est ce que j’appelle la critique à partir de la morale. On pourrait trouver ça chez Kant. Il y a des pages sur la critique, sur les consolations de la religion. D’une certaine façon, l’espérance joue avec ça.
Il y a aussi le fait que l’espérance est mise à mal aujourd’hui pour d’autres raisons, plus culturelles. Nous vivons à une époque où, comme chacun sait, le rapport au temps a changé et le futur n’est plus ce qu’il était. On vit au présent, dans l’intensité, la fébrilité du présent sans mémoire dit-on souvent et sans beaucoup d’horizons parce que tous les horizons précédents nous ont déçus…

CP : Je vois encore un autre écueil : je vois l’espérance « aplatie ». Finalement, je me souviens qu’il y a eu une époque où le « programme commun de la gauche » nous servait d’espérance c’est-à-dire une réduction de l’espérance à un horizon très…

RS : C’est le transfert d’une espérance séculière sur l’espérance religieuse qui finit au total… Ca ne veut pas dire qu’il n’y a pas de dimension politique de l’espérance chrétienne, cela supposerait une conférence…On pointe là plutôt une perte de contenu de l’espérance. On entend des chrétiens dire comme ça : l’espérance, l’espérance…mais ce n’est pas forcément très convaincant. J’appelle ça moi l’espérance « météorologique » : assurément, après la pluie, viendra des jours meilleurs. Le soleil finira… Ou bien cet espèce d’optimisme de ne pas se laisser impressionner par ce qu’il y a de tragique dans notre condition humaine, dans notre monde, dans l’actualité.

CP : Maurice Bellet dit : « la situation s’est suffisamment aggravée pour que tout espoir soit permis » !

RS : C’est ça !... ou alors une espérance d’un mauvais Péguy pour le coup, une espèce de petite poésie qui nous aère l’esprit au milieu de tous nos tourments. Dans ce qu’on lit, il y a une platitude un peu désespérante…
Ce que je trouve, c’est que l’espérance des chrétiens s’est vidée de son contenu eschatologique, c’est-à-dire l’espérance d’un autre monde, d’un au-delà et pour prendre les vieux mots, l’espérance de la résurrection des morts. On dit bien croire en la résurrection du Christ, le premier-né d’entre les morts : Où tout cela est-il passé ?

CP : c’est vrai qu’on n’entend pas parler beaucoup de ça dans les églises…

RS : Alors voilà, cette question-là mérite sérieusement d’être posée si on ne veut pas tenir un discours creux. J’ajoute à cela que cela participe aussi à un trait de notre époque qui n’est pas sans rapport avec la crise du futur. C’est au fond l’occultation de la mort, du sort de l’humanité. Il y a un discours de l’espérance chrétienne qui contribue à renforcer tout cela : la mort, la question de l’avenir de l’homme, du salut de l’humanité…Tout cela recouvert d’une belle pellicule consensuelle. Une fois qu’on a dit cela, on est devant l’immensité de la foi. Je ne vais pas vous tenir un discours sur la résurrection, sur l’au-delà ce soir.
Je pense qu’on est quand même conduit à se ré-interroger sur notre propre foi et ça répond à quelque chose qu’on évoquait à propos du langage. Qu’il soit jeune, qu’il soit vieux, qu’il vienne du passé, pour que ça parle, il faut que ce soit habité par l’expérience spirituelle. Je pense cela très fort : le langage chrétien doit être passé par le travail de la réflexion, de la pensée, ou être d’abord passé par les chemins de la prière. C’est intéressant, la prière ! car la prière, c’est du langage, de la parole mais une parole adressée à l’autre, une parole qui a un destinataire . D’une certaine façon, si je ne crie plus, si je n’appelle plus, si je ne dis plus ma souffrance, n’appelle plus au secours, ne dis plus mon besoin, mon aspiration au salut, à la vie, à la délivrance pour moi et pour mes frères, d’une certaine manière je néantise l’interlocuteur parce que cela aussi est une puissance du langage, c’est qu’il pré-suppose… Quand bien même cet interlocuteur est silencieux, invisible, inaccessible, il n’empêche que, dans ma prière, en criant vers Lui, je le nomme, je Le fais venir à l’existence.

CP : Mais pourquoi l’eschatologie redonne un contenu à l’espérance, pourquoi la dimension importante que tu y mets ?

RS : Je n’ose pas m’abriter derrière St Paul mais je pense quand même : « Si Christ n’est pas ressuscité » - étant entendu que Christ est premier-né d’entre les morts et que sa résurrection est prémisse de la nôtre et de l’humanité - « notre foi est vaine ». L’enjeu est quand même là, il va chercher quand même assez profond. Pour dire cela sur un autre registre, il y a une formulation de Jean-Baptiste Metz que j’aime bien qui tient un propos extrêmement fort à propos de notre société et de notre responsabilité au sujet de l’espérance chrétienne … je vous lirais bien ce passage parce que c’est déjà un livre ancien …

CP : C’est un petit bijou. C’est : « Un temps pour les ordres religieux ? » de JB Metz un théologien allemand, qui dit toutes les implications pour l’espérance chrétienne de l’eschatologie : les conséquences politiques, les conséquences fortes de l’engagement des chrétiens, c’est un très beau livre. Si vous avez l’occasion de lire ce livre, c’est une bonne approche…

RS : Vous en avez un extrait (remis en séance). Je vais juste citer cette petite phrase qui situe bien la question de l’espérance chrétienne dans la société aujourd’hui. Il dit ceci : « On en arrive à une profonde in-humanité lorsqu’on oublie, on refoule cette question d’une vie pour les morts. En réalité, on oublie et on refoule alors les souffrances passées et on se rend sans résistance au non-sens de ces souffrances ».
Il ajoute un peu plus loin parlant de l’espérance chrétienne : « Elle déjoue les tentatives faites pour réserver le sens de la vie à ceux qui doivent venir, les gens qui ont réussi, c’est-à-dire dans une certaine mesure les heureux vainqueurs, les gens heureux de notre histoire ». Donc il y a un enjeu, on pourrait dire socio-politique, de notre foi. Et c’est aussi pour cette raison que nous avons une responsabilité particulière. Qu’aurions-nous d’autre à annoncer à notre société ? Certes, il y a une sorte d’éthique liée à nos valeurs démocratiques, à la tradition des droits de l’homme qui elle-même doit beaucoup au christianisme lui-même, au judaïsme et au christianisme… mais je ne conçois pas que l’espérance attachée à la figure du Christ puisse se dissoudre dans une espèce de morale des droits de l’homme que, par ailleurs, je suis le premier à contresigner. Mais cette singularité, cette radicalité, cet « excès » comme diraient des philosophes, cet excès du message de l’évangile, de la promesse de résurrection, d’une vie plus forte que la mort, d’une justice plus grande que tout le mal de la terre, etc… voilà, il faut pouvoir l’attester.

CP : Tu permets, J. B. Metz dit à un moment, je trouve cela très fort : « les promesses de Dieu dans la Bible : l’enfant jouera sur le nid du cobra, le lion … mangeront la même nourriture », ces promesses qui sont là jugent la justice de notre monde maintenant, c’est-à-dire que ce que Dieu nous promet d’un monde où finalement les vainqueurs ne seront pas toujours les vainqueurs mais où finalement les vaincus dans l’histoire seront les vainqueurs, Ces promesses nous disent cela pour un « après » de l’histoire qui juge notre « maintenant » de l’histoire et qui nous fait nous comporter comme chrétiens autrement dans « l’aujourd’hui » de notre histoire, parce que nous savons que cette logique là n’est pas la logique de la promesse de Dieu. Forcément, notre espérance est pour aujourd’hui parce que nous avons cet horizon qui juge notre manière d’être aujourd’hui et qui nous dit que l’ordre du monde où nous sommes est contraire aux promesses de Dieu, dans le monde qu’Il nous promet. Ce n’est pas du tout pour s’enfuir dans je ne sais quoi. C’est pour dire que finalement, l’horizon d’au-delà de notre monde juge la façon dont nous menons notre vie ici. C’est ce qu’il appelle finalement une théologie des vaincus - et dont le Christ est la figure - c’est-à-dire les vaincus seront les vainqueurs et c’est ce que Dieu nous dit. Si dans l’histoire c’est toujours les vainqueurs qui gagnent, eh bien non ! ce n’est pas toujours les vainqueurs qui gagnent, ce sont aussi les vaincus.

RS : En précisant que ce n’est pas un simple renversement dialectique : dans l’au-delà les vaincus prendront la place des vainqueurs, c’est au contraire…, ça va jusqu’au dépassement de ces logiques humaines. Je repense au testament du prieur de Tibbérine, un magnifique texte dans lequel par avance, il pardonne à son bourreau « si, par malheur… » et il a une belle formule, il dit « en espérant que nous nous retrouverons tous deux comme bons larrons autour du Christ »…

CP : On pourrait rester sur cette belle figure en parlant de l’espérance. On pourrait prendre le temps d’un débat. Si vous avez des questions, besoin d’éclaircissement…

Q : Dans votre discours, est-ce que vous allez jusqu’à dire - ce qui n’est pas simplement dialectique comme les Béatitudes - le texte de Mathieu 25… sinon ça reste à l’état d’idée : ce n’est pas là-haut, ça se passera bien, vous rirez quand vous pleurez maintenant. Vivez, attendez, ça arrivera…pour le concrétiser sur terre.. ?.. sinon on n’a plus qu’à serrer les poings…

RS : Ce qu’on aurait pu dire, c’est la compréhension chrétienne du temps : quand nous parlons de la résurrection, nous disons que la fin est déjà commencée et qu’au fond, être chrétien, c’est être habité par cette assurance que, déjà, nous y sommes et nous devons dès à présent nous comporter comme des gens… nous devons hâter cette fin qui est déjà commencée. Vivre en chrétien - et on trouve ça dans St Paul - être chrétien, c’est vivre en tension permanente. A propos du baptême, il dit « Vous avez été baptisés, vous êtes des hommes nouveaux ». Vous êtes pareils au Christ, vous êtes des vivants et cependant - ajoute-t-il et c’est malicieux !- « n’oubliez pas quand même au passage de faire mourir en vous le vieil homme » et on trouve cette tension de mille manières dans les Ecritures. Le chrétien, ce n’est pas celui qui se projette dans le futur mais qui vit le présent, sous la lumière du futur qui, du coup, le rend particulièrement responsable du présent.

CP : Un futur lui est annoncé qui, aujourd’hui, fait qu’il s’exprime d’une certaine manière - pas seulement pour lui mais cela a des conséquences socio-politiques, plus larges que sa propre existence

RS : …Ce n’est pas seulement dans l’ordre moral qu’il faut étendre cela. J’allais dire c’est aussi le regard poétique que le chrétien peut avoir sur le monde, cette capacité de regarder le monde dans une lumière qui lui vient de l’avenir.

Q : Est-ce qu’espérer, c’est une insolence ?

RS : Aux deux sens du mot. J’ai cité Péguy au début de mon livre mais il y a une autre citation où il fait de l’espérance le contraire de l’habitude.
Donc espérer, c’est l’impertinence, le côté quasi provocateur de l’espérance dans un monde où on aurait toutes les raisons de désespérer à un certain moment. Dans ce sens-là il y a un espèce de parti pris de ce qu’il faudrait penser dans certaines situations. C’est aussi au sens où j’ai pris « insolence » c’est-à-dire in-solens : celui qui n’a pas l’habitude de… qui, en quelque sorte, est débutant, maladroit… fragile, incertain encore… la petite fille Péguy a quelque chose de cela : elle est toute petite mais c’est elle qui tire ses deux grandes soeurs, la foi et la charité, et puis c’est une petite fille, elle a sûrement aussi ces côtés un peu gauche, maladroit…
Je trouve que c’est un beau portrait des chrétiens dans notre société : insolents dans ce sens-là, des gens qui sont habités par cet espérance mais qui, pour autant, ne font pas les malins. Faire le malin est croire qu’on sait, c’est remplacer la foi par la certitude, c’est infliger sa vérité aux autres sans écouter celle des autres justement…

Réponse à une question incompréhensible sur la cassette !

RS : C’est un peu à cela que je pensais quand je parlais de la critique de type moral qu’on peut adresser à l ‘espérance, qu’elle ne serait pas gratuite, dans l’attente d’une récompense. J’entends bien ce que vous dites : après tout, il y a sûrement des athées bien meilleurs que des chrétiens, c’est bien sûr, on n’est pas sur ce registre-là…J’introduis une autre critique - il y a sûrement des psychologues parmi vous -, pour faire entendre une autre critique : « en fait vous dites, l’amour gratuit est-ce que ça existe ? » « Je t’aime bien évidemment gratuitement mais « je t’aime encore plus si tu m’aimes »… La question de la gratuité… J’ajouterais un point : le chrétien, ce n’est pas forcément celui qui attend une récompense. Je le mettrais plutôt celui qui conçoit sa pauvre existence et la vie du monde d’abord comme un don, comme quelque chose qu’il reçoit, qu’il accueille, pour contrebalancer ce mouvement d’attente…qui se reçoit tout entier d’un autre.

J. Jouvie : L’espérance dont vous parlez, je n’en ai pas de preuve. Je fais confiance, je mets ma foi en Jésus pour mener ma vie jusqu’à maintenant. J’ai donc expérimenté. C’est ce qui fait que je sois chrétien. Pour ce qui est de l’espérance, je lui fais confiance aussi. Je ne sais pas ce que cela sera. Je suis à peu près sûr d’avoir eu raison de mettre ma foi en Jésus… Mais il y a un autre aspect de l’espérance très concret et quotidien et je le vis au fur et à mesure que ma foi s’est développée, c’est d’abord que j’ai été interpellé au début par cette proposition d’aimer qui m’a intéressé puis je me suis dit qu’il fallait que j’essaie de m’y mettre. je m’y suis mis et petit à petit. Je me suis convaincu que j’aimais aimer et que finalement j’y trouvais une joie. Pas toujours le cas mais… Finalement, ce qui résulte de cela, c’est que je recherche cette joie, que j’espère cette joie, autrement dit, que l’espérance est pour moi une sorte de gourmandise de la charité. Ce n’est pas l’espérance eschatologique mais l’espérance concrète !

RS : C’est aussi une manière de répondre à la gratuité, en introduisant cette notion de joie.
C’est un exemple d’inventivité.

J. Jouvie : Pour être tout à fait loyal, j’avais entendu cette expression il y a 50 ans, du Père Carré.

RS : Cela permet d’ajouter un mot, pour dire la force des mots, la force du langage, la force de la parole qui se dit dans ces mots. Voilà une petite phrase qui a une résonance inouïe, ça ne se mesure pas, ça circule, ça produit des choses…C’est le plus beau témoignage qu’on puisse rendre à la puissance de la parole.

P. Pisarra : J’aime beaucoup ce que vous avez dit.
Il y a une question : c’est celle du jugement. S’il y a quelque chose qui vide l’espérance aujourd’hui de son contenu, c’est l’absence de jugement. Je crois qu’il y avait une sagesse dans la vision du Christ juge . J’ai du mal à penser qu’Hitler sera sauvé et je suis très mal à l’aise avec ce que disait H. von Balthazar : « l’enfer existe mais probablement il sera vide ». Pour revenir à la nécessité de la traduction - je suis de tradition byzantine - alors j’essaie de traduire en latin et après en français - l’espérance dans notre tradition se joue entre une mémoire, l’anamnèse et l’eschatologie et en latin c’est l’espérance et au fond, la mémoire du futur. Mais cette mémoire du futur n’a pas de sens sans le jugement… Qu’en pensez-vous ?

RS : Je pense tout à fait comme vous sauf que… c’est un point sur lequel l’Eglise d’Occident a tellement de choses à se faire pardonner ! Parce qu’elle s’est servie de cela pour terroriser des générations, on a adopté sur cette question un discours extrêmement… discret, qu’on manipule avec beaucoup de pincettes. Mais si on réfléchissait un peu plus à la question on serait nécessairement amené à dire ce que vous dites, c’est-à-dire : enlever la question du jugement c’est tout simplement faire disparaître la question de la liberté de l’homme. Le salut, l’avenir de l’humanité ne sont pas une fatalité, nous ne vivons pas sous une espèce de providence bienveillante - je mets sous providence la notion de fatalisme… Il y a ceux qui ont le fatalisme du mal et donc tout le monde s’en va à sa perte, c’est déjà commencé, et il y a aussi le fatalisme du bien : fatalement nous serons au Paradis.
Alors voilà, c’est une question importante. Relire ce fameux texte de Matthieu 25 a une force incroyable. On voit que ceux qui sont reconnus par le roi sont finalement ceux qui ont répondu aux urgences de l’événement, qui ont été là quand il faillait. Ils ne sont pas jugés sur leur observation de la loi, mais sur la justesse de leur vie. Ce qui me frappe surtout, c’est qu’ils répondent à l’événement. Il y a un prisonnier qu’il faut visiter, un tel est malade, il faut le visiter…
Enlever la notion de jugement, c’est vraiment transformer, c’est faire la même chose que ce que nous reprochions à un certain discours d’autrefois qui faisait des humains des sortes de marionnettes aux mains de la Providence. Comme je l’ai déjà dit, la Providence qui nous veut que du bien, alors là aucun problème…mais je ne crois pas que ça soit mieux : dans les deux cas, on fait disparaître la liberté de l’homme et on fait disparaître la dignité du Dieu auquel nous croyons.

Q : Quand vous dites « les vaincus seront les vainqueurs »… ?... Comment pensez-vous transpirer cette espérance dans le monde où nous sommes actuellement ? parce que s’il n’y a pas quelque chose de plus, ça redevient un langage codé… On a répété ça pendant des siècles « les vaincus seront les vainqueurs »… et les vaincus sont toujours les mêmes…

RS : C’est un peu difficile de répondre à votre question car je ne pense pas avoir dit cela (C. Plettner reconnaît l’avoir dit), c’est plus complexe. Ce serait d’ailleurs insupportable

Suite de la question : un horizon, vous avez indiqué qu’il fallait dépasser. Il y avait une certaine profondeur au-delà des droits de l’homme et vous avez dit que cette profondeur venait d’un horizon après la mort et ça s’est terminé par « les vaincus seront les vainqueurs »…

RS : Je n’ai pas tout à fait dit cela ? j’aurais pu prendre le Magnificat, le chant de Marie qui joue sur le même registre mais je me suis empressé d’ajouter que le Christianisme ne venait pas inverser les logiques de puissance simplement pour permuter : « Vous, vous avez été les vainqueurs, on change, chacun son tour, laissez la place aux autres ». Ce n’est pas ça, on n’est pas dans cette dialectique-là. A fortiori, si on disait cela, que ferions-nous du pardon et de la question du jugement ? Qui sommes-nous pour nous permettre de désigner les « vaincus » et les « vainqueurs ? Il faut aller au-delà de cette problématique et le salut de tout homme appartient au secret de sa liberté, et au secret de Dieu lui-même pour notre humanité. Il faut faire place ici à ce que nous avons l’habitude de dire à propos du pardon mais j’ai l’impression de ne pas bien répondre à votre question

Q : Je trouve qu’on retombe dans un langage codé. Finalement c’est l’espérance, l’espérance… j’ai l’impression que l’Eglise - et quand je dis « Eglise », - ce n’est pas seulement l’Eglise-institution mais l’Eglise dont nous sommes - ne présente pas aux yeux du monde sécularisé dans lequel on est, ne donne pas - j’ai utilisé le mot « transpiration » tout à l’heure - l’image de quelque chose, d’un corps qui veut aller au-delà du … combien de spirituel.Ou bien on fait du spirituel, on s’embarque dans le mystique, ou bien on fait du concret mais dans le quotidien ou l’immédiat. On n’a pas d’espérance explicitée qui soit une espérance qui peut se voir pour les autres…

RS : Je ne sais pas si je peux répondre. Je dis comment je l’entends. Vous dites au fond ce qui nous manque - pas individuellement mais collectivement nous, communautés chrétiennes - ce qui nous manque, c’est un style de vie qui transpire davantage cette espérance dont nous parlons. Je dis « style de vie » car d’un côté, on est dans l’espèce de quotidien et, de temps en temps, on a des bouffées de spiritualité et comment tenir…Peut-être d’ailleurs, puisque j’ai cité Metz, sa problématique est-elle intéressante puisqu’il dit « au fond, qu’est-ce qu’un chrétien ? c’est celui qui marche à la suite du Christ, et cette suite est à la fois indissociablement mystique et politique, elle doit s’inscrire, elle a une pertinence dans la vie de la société et elle est pleinement mystique. On a du mal à traduire ce style de vie qui a le tranchant de l’évangile et qui est une sagesse paradoxale, à la fois un peu folle…

CP : Je vous propose de prendre deux dernières questions…

Q : C’est à propos du jugement. Vous dites que le jugement est absolument nécessaire, je le pense aussi, mais est ce que la miséricorde n’est pas plus grande que le jugement et est ce que le jugement ne pourrait pas être compris comme le retournement de l’homme lui-même au moment du face à face qui se rend compte en face de Dieu de ce qu’il a manqué, de ce qu’il a été. Est-ce que ce simple retournement ne peut pas impliquer la miséricorde et donc…, ? Moi je ne peux pas imaginer que les gens soient condamnés.

RS : On a l’habitude de donner à Dieu des attributs : alors d’un côté, il est évidemment miséricordieux, de l’autre il ne faut pas oublier que c’est un juge. On met sur le même plan deux catégories : c’est en fait le Dieu dont nous disons qu’il est amour et miséricorde, c’est la miséricorde qui juge. Et quand la miséricorde juge, cela produit tout à fait autre chose que lorsque c’est le tyran ou… C’est néanmoins le jugement et ce jugement produit de fait, rend possible le retournement, rend possible le pardon…

J. Mérienne : Si l’avenir est déjà réalisé, le jugement est déjà commencé. Le jugement n’est pas une chose qui nous attend derrière la porte ; le jugement en question n’est donc pas un jugement moral .

RS : Il y a une très belle phrase de Maurice Bellet mais je ne le transforme pas en Père de l’Eglise ! … Cette phrase me rasure même si elle donne à réfléchir : « Nous ne serons pas jugés sur ce que nous avons été ou sur ce que nous avons faits mais sur ce que nous avons eu désir d’être ». Pour moi, ça ouvre des abîmes de réflexion…

CP : Eh bien ce sera le mot de la fin. En votre nom à tous, je remercie Robert pour sa simplicité et sa parole.


* Auteur de « petit christianisme d’insolence » Bayard-éditions