Formation
  Les mots de la Foi

Qohélet - Foi et sens de la vie

15 avril 2005 - Jesús Asurmendi en dialogue avec Pietro Pisarra

(Texte intégral)

Pietro - Nous avons choisi d'aborder la question du sens, par le biais du livre de Qohélet - ou Ecclésiaste - où cette question est posée dans la manière la plus radicale possible. Avec Jesús, qui est un spécialiste de la littérature de Sagesse, nous allons parler de ce que Qohélet nous dit au sujet du sens de la vie.
Tout d'abord, quelques mots sur les règles du jeu. Ce n'est pas un cours ni un exposé. C'est une interview. Dans la première partie, je poserai des questions directes pour des réponses directes. Dans la seconde partie, nous prendrons plus de temps…

Pourquoi Qohélet ? C'est un livre étrange, mystérieux : une véritable énigme ! C'est un livre qui a eu de grands échos dans toute l'histoire de la littérature : le livre de la Bible peut-être le plus cité, dès l'antiquité jusqu'à nos jours. Il suffit de penser à des poèmes assez célèbres de T. S. Eliot et de J. L. Borges, entre autres, et aux expressions de Qohélet qui sont devenues proverbiales : " Vanité des vanités… ", " Rien de nouveau sous le soleil... ", etc.
Qohélet fait partie de notre culture et de notre imaginaire et nous avons tendance à le mettre trop facilement de côté. Car il a toujours posé problème.

Pour commencer, quel est le mystère de ce livre, quelle est surtout la place de ce livre dans la Bible ?

Jesús - Le mystère de ce livre ? C'est très simple. C'est un livre décapant au plus haut point. C'est de l'acide concentré, c'est pour cela que vous ne le trouverez qu'à toutes petites gouttes - et encore ! - dans les lectionnaires et la liturgie.

Pietro - " Qohélet ". Déjà le nom est une énigme. Qohélet se présente comme celui qui prend la parole. C'est le sens premier du mot ?

Jesús - C'est celui qui rassemble la communauté, qui s'adresse à une communauté rassemblée.

Pietro - C'est donc ce que la Vulgate traduit par " Ecclésiaste ". Mais Jérôme traduit le mot " Qohélet " aussi par " concionator ", c'est-à-dire celui qui s'exprime en public avec une certaine force, comme un avocat.

Jesús - Oui, mais Jérôme, il faut s'en méfier comme de la peste !

Pietro - Qohélet : celui qui prend la parole, et il faudrait remarquer, peut-être, que Qohélet, c'est un féminin…

Jesús - Comme tous les noms de métier en hébreu, c'est féminin !

Pietro - On va le découvrir, et n'en déplaise à la majorité de la salle, Qohélet n'est pas si tendre avec les femmes. Il a même des mots assez durs…

Jesús - C'est le plus dur, dans l'ensemble de l'Ancien testament, sur les femmes. Il dit au chapitre 7, verset 24,25 et 26 : " Et j'ai trouvé, moi, plus amer que la mort la femme dont le coeur est un piège et ses bras un filet… " (trad. non edulcorée du texte…)

Pietro - Quelques mots sur l'auteur. C'est un personnage mystérieux qui se place sous un patronage très important : Salomon.

Jesús - Tout ce qui était sagesse était coiffé par Salomon, mais c'est complètement absurde car sa langue ne correspond en rien à l'époque de Salomon.

Pietro - Quelle est l'époque ?

Jesús - 200 à 250 avant Jésus-Christ.

Pietro - Qohélet se place sous le patronage de Salomon. Il en ressent la nécessité parce qu'il perçoit que ce qu'il va dire n'est pas tout à fait orthodoxe.

Jesús - Il y a eu dans le judaïsme des questions pour savoir si Qohélet faisait partie de ce que nous appelons le canon. On ne sait pas pourquoi il est dedans. Parce qu'il est vraiment trop, trop dur, et les gens se posent toujours la même question : " Mais qu'est-ce que Qohélet fait dans le canon ? " et je trouve qu'il a une place absolument essentielle, même quand on ne sait pas comment il y est arrivé.

Pietro - Ernest Renan - qui se trompait assez souvent - disait que le Cantique des cantiques était un texte érotique et que l'Ecclésiaste était un pamphlet de Voltaire, égaré par mégarde au milieu des pages illuminées d'une vieille bible.

Jesús - Oui, mais Voltaire, comparé à Qohélet, est un enfant de chœur !

Pietro - Qohélet, en fait, nous dérange. Et quand il s'agissait de choisir s'il fallait l'insérer parmi les livres de la Bible ou pas, les rabbins ont utilisé un argument qui peut nous paraître étrange : Qohélet, comme tous les livres sacrés, salit les mains.

Jesús - C'est une expression rabbinique célèbre pour dire que le livre est sacré. Cela vient d'une coutume. Une fois qu'on a pris le livre pour le lire, après - non pas pour se purifier mais pour passer dans un autre monde profane - il faut se laver les mains.

Pietro - On ne touche pas impunément au sacré. C'est cela l'idée. Qohélet fait partie de ce qu'on appelle les megillot, les " cinq rouleaux " (avec Ruth, Esther, Cantique des cantique et Lamentations) . Quelle est la signification de cette place ?

Jesús - Les " cinq rouleaux " dans le monde juif sont cinq livres qui sont ensemble parce qu'ils sont utilisés dans certaines fêtes liturgiques. Que fait Qohélet dans la liturgie ? Esther en fait partie. Le Cantique des Cantiques est lu à Pâques. Esther, à la fête des Pourim, c'est-à-dire à la fête du Carnaval juif, si l'on peut dire. Qohélet est lu à la fête des Tabernacles, c'est-à-dire à la fête des Tentes, à la fête de la récolte de la fin de l'année. Mais Qohélet, c'est une contradiction sur pattes. Il y a deux explications de sa présence à cette fête, parce que c'est une fête au cours de laquelle on boit pas mal, et à la fin de cette fête tout le monde est content, avant de sombrer dans un sommeil profond, les rabbins disent : " Il faut lire Qohélet à cette fête parce qu'il souligne la seule chose qu'il faut, qu'il nous reste à nous les hommes : c'est de manger, de boire et de prendre son pied ". Autrement dit, ça revient à ça. Donc pour cette fête où tout le monde boit, danse, Qohélet nous incite à ça.
D'autres disent NON, justement. Il faut lire Qohélet parce qu'il dit qu'il faut faire tout cela avec modération. Donc, on ne sait pas pourquoi Qohélet est dans l'ensemble des " cinq rouleaux " et lu à une fête juive très importante.

Pietro - Autre chose que l'on retrouve très souvent dans Qohélet, ce sont les contradictions.
Qohélet procède par des expressions qui nous paraissent contradictoires.

Jesús - Et qui le sont !

Pietro - Il y a un mot qui est au centre du livre et qui donne le ton. C'est le mot hébreu " hével ", traduite par la Vulgate " vanité ". En hébreu c'est un mot concret, " vanité " est un mot abstrait.

Jesús - Oui, mais les mots n'ont pas de sens. Hével est traduit dans certains textes par " vanité ", dans d'autres par " fumée ", dans d'autres par " non-sens ", dans d'autres par " vent ". Les mots prennent toujours sens dans leur contexte. La question est toujours : comment traduire Hével dans livre de Qohélet qui est le livre qui utilise ce terme le plus souvent ?
Chaque article qui paraît propose quelque chose d'autre. Les derniers commentaires qui sont parus, il y a un an, représentent près de 900 pages en allemand, sans photo, police de caractère 10. Vous voyez un peu la dose ! Ils proposent quelque chose qui ne me convient pas trop. Ce qui me convient le plus est fait par un autre auteur. Le fond de la pensée de ce terme de Qohélet - qui serait justement englobé ou enfermé dans cette formule " Vanité des vanités " - serait du NON SENS.
Ce qui est la formule-clé serait de dire " tout est du non sens ", " non sens " au cube ou à la puissance trois.
C'est pour cela que je disais tout à l'heure, à propos des contradictions, qu'on se casse la tête pendant très longtemps en travaillant Qohélet parce qu'on peut toujours trouver des contradictions, des contradictions dans notre tête à nous, dans notre façon de voir les choses nous qui voulons que tout soit plat ! On considère qu'une contradiction, c'est négatif. Donc, il faut trouver quelque chose de positif et de cohérent. Et si la contradiction était mieux que la non-contradiction ?

Pietro - Justement, Hével havalim…Vanité des vanités, c'est un superlatif comme " Cantique des cantiques ". Hével, comme tu viens de le rappeler, a été traduit par vanité, fumée, vapeur, vide, néant. Devant l'impossibilité de trouver des synonymes, la bible Bayard préfère traduire par " 'Hével havalim', dit Qohélet. Tout est Hével : vent ".
Selon l'exégète italien Gianfranco Ravasi, Qohélet dénombre sept maladies du sens, sept maladies de l'existence .
La première de cette maladie est le langage. Un langage fait de mots usés.

Jesús - Je ne sais pas s'il vous arrive de lire le chapitre 1er de Qohélet. C'est une nécessité. C'est une prose ambiguë, comme très souvent chez lui. Au chapitre 1, verset 8, je lis la traduction de la TOB : " Tous les mots sont usés. On ne peut plus les dire. L'œil ne se contente pas de ce qu'il voit, l'oreille ne se remplit pas de ce qu'elle entend. "
Mais, il y a une petite note qui dit : " Cette phrase, 'Tous les mots sont usés', peut être traduite de trois autres façons différentes. " Et c'est juste. Les choses sont usées, vous et moi aussi.

Pietro - La Bible de Bayard traduit, dans ce cas-là, par " Toutes les paroles sont infirmes. "
Non seulement toutes les paroles sont usées mais il ne sert à rien d'écrire des livres, de parler, de discuter. Tout cela est de l'ordre de la vanité.

Jesús - Pour souligner un point-clé de cette position de Qohélet, il va saper constamment la sagesse, par exemple, toute tentative de connaissance. La sagesse, théoriquement, est une tentative d'appréhender le réel dans sa façon de fonctionner et dans son sens. Le sage est celui qui sait comment se comporter dans la vie pour arriver à bon port. Or, Qohélet va dire : " Tout cela est de la bibine et même le sage qui prétend savoir et connaître l'œuvre de Dieu, c'est du toc ! On ne peut pas savoir ".

Pietro - La deuxième maladie chez Qohélet concerne l'action, le faire, le travail, exprimé par le mot 'amal.

Jesús - Le mot travail c'est 'amal effectivement. Il y a une phrase, par exemple, au chapitre III quand il dit : " Je vois toute la corvée, tout le travail que Dieu a imposé à l'homme pour l'emm… ". Vous ne trouvez pas ça dans les traductions, mais c'est ça !
Qohélet dit : " Je vois comment Dieu a fait et tout le travail qu'il lui a donné, toute œuvre, ne mène à rien. ! " Et l'autre mot testament-clé de ce point de vue, c'est le mot " profit ".
Il pose la question deux fois en I,3 et en III,9. Quel est le profit de tout le travail que l'homme fait sous le soleil ? Et sa conclusion est très claire.

Pietro - Il y a aussi une autre traduction : " Quel est le sens de ce travail ? " Nous sommes encore une fois au centre de cette idée de sens.
La troisième maladie est celle de l'intelligence ou de la sagesse, selon les versions.

Jésus - Pour que vous ne croyez pas que j'invente, je vous lis effectivement au chapitre VIII, versets 17-18. " Alors, j'ai vu toute l'œuvre de Dieu. L'homme ne peut découvrir l'œuvre qui s'est faite sous le soleil. Bien que l'homme travaille à la rechercher mais sans la découvrir et même si le sage affirme qu'il sait, il ne peut la découvrir. "
Par exemple, il y a un texte que vous connaissez certainement : " Il y a un temps pour ceci, il y a un temps pour cela "…texte plein de contraste et à nouveau il y a un temps pour chercher et, qu'est-ce que vous diriez : il y a un temps pour trouver ? Erreur, il y a un temps pour chercher et il y a un temps pour perdre. Pour Qohélet, l'homme ne peut rien trouver comme fruit de son effort. Ce qu'il trouve, c'est pur hasard, que ce soit de l'argent, du travail, une bonne femme ou une femme bonne. C'est vraiment le pur hasard. On ne trouve pas parce qu'on cherche, on trouve parce que…je ne sais pas.

Pietro - La sagesse ne sert à rien, mais chez Qohélet il y a aussi une différence entre sagesse et stupidité. La différence est que, en plus, le sage souffre.
?Un apologue chinois d'un certain Su-Shi (1036-1101) dit ceci : " Dans toute famille on désire que les nouveau-nés soient intelligents. Moi, avec mon intelligence, j'ai souffert et j'ai raté ma vie. J'espère que mon enfant sera stupide et ignorant : ainsi, il pourra couronner une vie placide en devenant ministre. "
Il y a une quatrième maladie et cette maladie est très grave, c'est la maladie du cosmos tout entier. Il y a souvent chez Qohélet le vent qui tournoie. Dans ce livre on voit vraiment le vent tournoyer plus que dans tous les autres livres de la Bible.
Le cosmos est lui aussi miné. À la racine, il y a le ver.

Jesús - Oui, et c'est encore pire. Vous avez un texte super qui est le chapitre I, 3 à 11 où il présente justement cette phrase que l'on a vue tout à l'heure : " Tous les mots sont usés… " etc., mais, avant, il présente un peu le fonctionnement du cosmos. Il met en parallèle et en contraste le cosmos qui tourne : le soleil, l'eau, le vent, etc. C'est une présentation du cosmos comme quelque chose qui refait toujours la même chose. C'est la répétition pure, constante. Mais il dit : la terre reste et l'homme passe. L'homme ne fait que passer parce qu'il n'a pas de mémoire. Le cosmos, même si ce n'est pas génial, au moins, il est là. Comme dit un poète célèbre espagnol : " Ce qui est propre à l'homme, c'est de passer. Passer en laissant des traces dans la mer. " On a lu plusieurs fois comme premier texte dans un mariage ce passage des versets 3 à 11 .

Pietro - Liée à cette maladie du cosmos, il y a la maladie de l'histoire, du temps. Je crois qu'il faille lire le début du chapitre III (" Il y a un moment pour tout et un temps pour toute chose sous le ciel. Un temps pour enfanter, et un temps pour mourir ; un temps pour planter, et un temps pour arracher le plant... "). Dans ce chapitre nous trouvons 28 temps. La symbolique des nombres a une grande signification dans ce cas là ; nous avons, en fait, 14 situations différentes que l'on peut réduire à 7. Le temps aussi est malade.

Jésus - Le temps est malade pour l'homme. C'est-à-dire qu'il fait une description d'un certain nombre d'activités de l'homme, non pas pour dire de façon exhaustive tout ce que l'homme fait ou peut faire mais pour dire la totalité de la vie de l'homme. Et dans ce sens dire : il y a une chose qui annule l'autre.
L'homme est effectivement prisonnier de son temps, mais juste après ces célèbres 28 actions vous avez au verset 11 : " Mais Dieu a mis dans le cœur de l'homme une certaine connaissance du temps total sans que l'homme arrive à comprendre quoique ce soit de l'œuvre de Dieu, du début à la fin ".

Pietro - C'est le mot 'Olam en hébreu que certains traduisent par " désir d'éternité ".

Jésus - C'est un mot archi-ambivalent. Disons que c'est le temps global, le temps total. Autrement dit le temps de Dieu. L'homme, c'est encore pire que pour les animaux parce qu'eux ne savent pas, mais l'homme a une espèce d'étincelle du savoir, du temps total, du sens du temps et de l'histoire. Il reste comme ça. Alors, qu'est-ce qui est mieux ?
Ne rien avoir, ne rien savoir ou avoir seulement cette espèce de ver qui nous dit qu'il y a quelque chose, avoir les moyens de pouvoir connaître et arriver jusqu'au bout. Encore une fois, on pourrait dire qu'il vaut mieux ne rien savoir. Comme ça, on ne se tourmente plus.
Qohélet dit cela au moins à trois reprises. L'homme ne peut pas arriver à connaître l'œuvre de Dieu, donc le sens du temps. La caractéristique de Dieu de ce livre de Qohélet est son impénétrabilité. Peut-être qu'il y a un sens pour tout, mais nous ne pouvons pas le connaître.

Pietro - Avant de poursuivre, il faut relire le début du chapitre III.

Jésus - (Il lit les versets 1 à 8.) Au verset 10 je vois l'occupation que Dieu a donné aux hommes pour les peiner, pour les écraser. Il fait toutes choses bonnes en son temps. A leurs coeurs
il donne même le sens de la durée, sans que l'homme puisse découvrir l'oeuvre que fait Dieu depuis le début jusqu'à la fin.

Pietro - Au sujet du temps et du cosmos, il y a cette expression qui revient assez souvent : " Sous le soleil ". Curieusement les rabbins ont utilisé cette expression pour dire : " Oui, il parle de la réalité qui est sous le soleil mais il ne s'occupe pas de ce qui est au dessus du soleil ! " Donc ils sauvent Qohélet de cette façon-là.

Jésus - Cela me donne l'occasion de dire que les défenseurs de n'importe quelle orthodoxie, qu'elle soit juive ou chrétienne, sont mal à l'aise avec ce texte. Mais comme il y a toujours dans ce livre une dose d'ambiguïté - parce que Qohélet est quand même très malin dans le sens qu'il affirme toujours des choses énormes - il y a toujours une petite note, un petit machin qui met un bémol. Les défenseurs de Qohélet s'agrippent toujours à ces petites choses pour dire : " Mais non, mais non… "
Là par exemple, il ne regarde que les choses qui sont sous le soleil, du domaine humain mais il ne s'occupe pas de Dieu. Nous pouvons dire qu'il parle de Dieu très souvent, mais il ne joue presque aucun rôle. Il n'y a pas de communication entre Dieu et l'homme d'après Qohélet. Quand il parle de la prière, une seule fois , il dit : " Ne prie pas trop. Il ne faut pas trop de paroles. De toutes façons, Dieu est là-haut et l'homme ici-bas. "

Pietro - Il y a une cinquième maladie. Celle qui touche la société. La société est malade. On a eu beaucoup de mal à classer Qohélet politiquement. Est-il conservateur, réactionnaire, anarchiste ? À mon avis, la solution est de concilier ces apparentes contradictions et de le considérer comme un conservateur anarchiste (comme l'a été É. Cioran).
La société est malade. D'ailleurs, cela ne sert à rien de se révolter. Ou, plutôt, il faut se révolter quand les choses vont mal, mais sans se faire d'illusions car celui qui va prendre le pouvoir va devenir comme celui qui le précédait.

Jesús - Exactement, et là, non seulement sur la question du pouvoir mais par exemple sur la question de l'injustice, il est non seulement clair que pour lui il n'y a pas de justice mais il n'est pas possible de refaire ou de restaurer une justice quelconque. Il constate que vraiment ce n'est pas ça. Il n'y a rien à faire pour que ce ne soit pas ça. Cela est absolument évident.

Pietro - Il semble faire référence au chapitre IV, verset 13, à un coup d'état ! Un enfant pauvre et sage prend le pouvoir. Il arrive à détrôner un roi vieux et insensé. L'enfant sort de prison. Il va régner, " mais ceux qui viennent après ne s'en réjouiront pas ".

Jésus - C'est une sorte de toile de fond qu'on a donné à ces textes. Ce n'est pas exclu mais c'est un principe beaucoup plus large. Nous connaissons ce qu'il y a eu après mai 68…! Après la Révolution française, vous avez fait quoi ? Napoléon !
La France est particulièrement douée pour illustrer ce que Qohélet veut dire ! Ne rêvons pas.

Pietro - Il y a donc la maladie qui touche la société mais il y en a une 6ème encore plus radicale, c'est la maladie qui touche la vie même. Qohélet termine, au chapitre XI, par cette vision de la vieillesse qui ressemble à un château en ruine.

Jesús - Oui, qu'est-elle ? C'est un très beau texte. Cela fait partie des gains incontournables de Qohélet. Si on résume un peu sa vision de la vie, pour lui, la mort vaut mieux que la vie. L'avorton vaut mieux que celui qui est né. Mieux encore que la mort , c'est le fait de ne pas avoir existé ! Comme ça, il ne voit pas tous les malheurs qui l'attendent en ce monde. Le problème, c'est que lorsqu'il dit cela, il est né. !

Pietro - Il y a une 7ème maladie qui est beaucoup plus radicale pour l'homme de la Bible, C'est la maladie théologique, la maladie qui touche Dieu lui-même. Le Dieu de Qohélet est un Deus absconditus. C'est peut-être l'endroit de la Bible où il est le plus caché.

Jesús - Mais comme il y a toujours quelques petites phrases sur Dieu par ci, par là - qui peuvent être positives et qui souvent, me semble t-il, peuvent être des citations de la doctrine commune, de la pensée générale - il y a des gens qui disent que, chez Qohélet, cette maladie n'existe pas ! Mais Qohélet a une foi profonde ! Oui, mais dans le sens du creux. Oui, il ne nie pas que Dieu existe. Oui, mais il s'en fout. Cela ne sert strictement à rien…

Pietro - Il ne cite jamais le mot Yawhé.

Jésus - C'est une caractéristique relativement compréhensible de la littérature de sagesse qui ne cite pas les particularités d'Israël. La littérature de sagesse, par principe, est beaucoup plus universelle. Elle ne parle ni de l'Alliance, ni de l'Exode. Elle parle de choses que tout le monde peut entendre. C'est pour ça que les deux livres qui ont le plus de succès aujourd'hui auprès des gens qui ne sont pas de la " tribu ", ce sont Qohélet et Job. Forcément.

Pietro - A ce sujet, Bernanos disait : " On ne nourrit pas les perroquets avec le vin parfumé aux aromates du Livre de Job et de l'Ecclésiaste. " C'est une pensée que l'on ne peut pas répéter machinalement, mécaniquement.
Nous sommes arrivés au bout des sept maladies. Il y a maintenant une question qui se pose au sujet des apparentes contradictions de Qohélet : il faut jouir ou non de la vie ?

Jésus - Ah oui, c'est une chose qui est sûre et qui n'est jamais contredite. C'est un peu la même histoire, quand on dit : la dernière chose que l'on perd c'est l'espérance, même si elle ne sert à rien.
C'est un peu du même genre, même si ce n'est pas Qohélet qui le dit. Les recommandations qui restent à l'homme, une fois qu'il a tout balayé, c'est de jouir de son temps le peu de jours que Dieu lui a donné. C'est une invitation à profiter, si on peut, de l'instant présent. S'il se trouve que dans cet instant présent vous avez de quoi manger et boire, oui… Sinon… !

Pietro - A ce sujet, après avoir dit que la femme est un piège, il dit : " Mais prends du bon temps avec ta femme ! "

Jésus - Oui, mais je rappellerai qu'il dit que le cœur de la femme est plus amer que la mort, que ses bras sont des chaînes et que son cœur est un piège, ce qui n'est pas toujours faux, et vice versa . Oui, il dit ça et il y a un autre texte du chapitre : " Habille- toi de blanc, parfume- toi, vie ta vie à fond avec la femme que tu aimes ". Si on résume, il n'y a rien, même la femme, qui puisse être un projet de l'homme !
Si tu te trouves dans la position d'être riche, d'être pauvre, pas bien portant, d'être gros, d'être maigre, de tomber sur une bonne femme, de tomber sur une harpie... bref, rien n'est le fruit de la volonté ni du travail de l'homme ! C'est ça le problème.

Pietro - Nous avons parlé de piège, mais il y a quand même un piège en ce qui concerne l'interprétation de Qohélet. Certains auteurs, certains exégètes en ont fait le chantre de la médiocrité, d'une médiocrité dorée.

Jésus - C'est un piège, oui et non. Je dois dire que Qohélet a un œil absolument radical et critique, violent, virulent, acide à 100% sur tout. Dans ces conditions il ne dit pas qu'il faut chercher là où est la médiocrité dorée, mais c'est là seulement qu'on va pouvoir trouver un profit quelconque, dans le fait - non pas de chercher encore une fois la médiocrité - mais de profiter de ces éléments qui peuvent être la moyenne ou la médiocrité générale et qui sont la seule chose qui pourront tomber dans le sort de l'homme. Non pas la médiocrité comme objectif, mais le fait de profiter de ce qu'on a, sans avoir des projets car cela ne sert à rien. On ne fait pas la révolution pour changer le monde, on se contente de ce qu'on trouve. Si on ne trouve rien, inch Allah !

Pietro - Tout à l'heure, je disais que je n'étais pas totalement d'accord avec toi sur ce que tu disais au sujet du Qohélet réactionnaire. Je crois qu'on peut lire en creux une sorte de résistance aux idoles. Là, je m'abrite derrière l'autorité d'un éminent exégète, Paul Beauchamp. Il dit que Qohélet exprime la résistance d'Israël à toute construction d'un refuge dans un monde parallèle.

Jesús - Avec Qohélet, rien ne tient. Il ne construit rien non plus. Le rôle de Qohélet dans la Bible et dans la foi chrétienne est aussi important que celui des prophètes. Qohélet est un peu le contrepoids à l'enthousiasme béat prophétique. C'est un livre incontournable pour que la foi soit mûre. Et pour que l'homme soit homme et ne se berce pas d'illusion. Si un jour vous êtes trop optimiste, lisez pendant un quart d'heure calmement Qohélet ! On ne peut se passer de Qohélet si on veut avoir une foi adulte. Qohélet n'est pas la théologie, comme dit Ellul, Qohélet n'est pas la Philosophie, ni la Sagesse, à condition qu'il nous laisse à la porte. Qui peut nier que l'injustice règne et que les politiques se succèdent et se ressemblent ? Après, il nous reste un choix à faire à nos risques et périls. Mais Qohélet n'est absolument pas contournable et on doit passer par là.

Pietro - Qohélet n'est jamais cité dans le Nouveau Testament.

Jésus - Ce n'est pas étonnant car le N.T est vraiment une offre, là où Qohélet nous laisse. Le tout est de pouvoir articuler l'un et l'autre. Si on reste à Qohélet, dans le meilleur cas on se suicide. Si on ne se suicide pas, c'est qu'on n'en a pas le courage. Si on va au-delà de Qohélet, une des sorties possibles est le N.T. Qohélet est absolument indispensable pour que l'Evangile ne devienne pas une drogue euphorisante sans base. L'Evangile d'accord, mais avec Qohélet.

Pietro - Il y a l'Ecclésiaste, et il y a celui que des auteurs appellent l'Ecclésioclaste. Un auteur français Jean-Pierre Molina fait un parallèle entre l'Ecclésiaste et Jésus. Il dit qu'entre les propos du Nazaréen et l'anti-sagesse de Qohélet il existe une complicité. On pourrait dire qu'ils s'expriment tous les deux par paradoxes.

Jésus - Je ne dirais pas, par exemple, que Jésus ment ! Il n'est pas un maître de l'illusion, loin de là, mais c'est quelqu'un qui, tout en étant enraciné dans le réel le plus dur, offre et présente un chemin pour en sortir. Qohélet et Jésus excluent de recourir à une facilité comme prêt à porter métaphysique pour expliquer le malheur. Il n'y a pas de rétribution. Il n'y a pas de quoi établir des rapports de l'homme à Dieu à base de culpabilité. Cela ne veut pas dire que chacun de nous ne puisse pas être ou se reconnaître coupable. Comme Job et comme Jésus, je ne peux plus baser mes relations avec Dieu sur la culpabilité.

Pietro - La bonne nouvelle avec Jésus de Nazareth, c'est qu'il y a tout de même un changement radical de cap.

Jésus - De ce point de vue, on est aux antipodes, même si le réalisme est présent dans les deux, il n'y est pas de la même façon ni dans la même dose ni dans la même proportion. Il est sûr que le N.T offre un sens à toutes les maladies, un sens à la vie : non ce qui est sensé mais qui fait sens.

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Bibliographie

Jacques Ellul, La raison d'être. Méditation sur l'Ecclésiaste, Paris, Seuil, 1987.

Daniel Lys, Des contresens du bonheur ou l'implacable lucidité de Qohéleth, Poliez-le-Grand (Suisse), Éditions du Moulin, 1998.

André Neher, Notes sur Qohélét, Paris, Les Éditions de Minuit, 1951.

Gianfranco Ravasi, Qohelet, Milano, San Paolo, 1988 (en italien).

Gianfranco Ravasi, Qohelet e le sette malattie dell'esistenza, Bose, Qiqajon, 2005 (en italien).

Jacques Roubaud, Sous le soleil. Vanité des vanités, Paris, Bayard, 2004.

Paul Beauchamp, L'un et l'autre Testament (t. 1), Paris, Seuil, 1976.

Maurice Gilbert, Les cinq livres des Sages, Paris, Cerf, 2003.


Voir aussi : " Qohélet. La saveur biblique de l'instant ", Lumière et vie, n. 221, février 1995.